Michel Manoll (1911 -1984) : La flamme en nous qui sombre
La flamme en nous qui sombre
Le temps qui m’appartient et me fut accordé
Qu’en reste-t-il ? A peine sais-je qu’une vague
Hissant son pavillon à la cime des eaux
S’est perdue corps et biens, abandonnant au roc
Sa cargaison de houle et sa proue hauturière.
Etait-ce donc un songe où le dormeur s’avance
Errant et naufragé vers le rucher d’écueils
Où bourdonne un essaim perfide et meurtrier
Et, parvenu au seuil de l’horizon sans faille,
S’abandonne à l’exil qui le cerne, et se tait ?
A peine avons-nous su qu’une mince paroi
Sépare la durée de sa source éphémère,
Que le givre et l’embâcle annoncent les grands froids
Et que les émigrants, sur les débarcadères,
N’atteignent que le port d’où l’on ne revient pas.
Les bosquets du matin dont la foudre a sculpté
Les rameaux calcinés où floconne la cendre
Ne sont plus qu’un mirage à peine entr’aperçu
Où des oiseaux sans voix modulent en silence
Un chant d’ombre, de nuit, de douleur et d’absence.
J’ignore qui je suis, qui je fus, qui me donne
Asile en ce désert et me tient prisonnier
D’un univers mouvant, torride et si fugace
Que la rose de sable, épave de l’espace,
A le même destin qu’une frêle buée.
Et pourtant, immolé à la secrète errance
De l’invisible feu qui sans fin se consume,
La flamme en nous qui sombre à jamais recommence
Et le sillon s’embrase où mûrit la semence,
Mélangeant ses scories à l’infertile écume.
Qui donc en franchissant les halliers de l’orage
Saura nous révéler la lointaine clairière
Parmi l’éternité d’un monde inaccessible
Où d’aveugles statues, en nous prenant pour cible,
D’un homme de haut bord font un grain de poussière ?
Nulle soif ne s’étanche et le vin des saisons
D’une grappe tarie ne garde la saveur
Et, dans le labyrinthe où la neige s’engrange
S’est éteint le fanal et s’amassent les fleurs
De lave et d’ouragan, dont nul ne sait le nom.
Ainsi, sans que jamais ne s’apaise la voix
Qui, des confins de l’aube et jusqu’au dernier souffle
Du jour, portant en lui sa mortelle blessure
Palpite, chant meurtri d’un arbre qu’on abat,
Il nous faut séparer l’oubli de ce qui dure.
Avec des souvenirs que le passé est lent
A franchir, si les liens sont rompus, s’il ne reste
Que cristaux abolis d’un cœur effervescent,
Si trop longue est la nuit, la gangue trop pesante,
Si l’espoir est ancré dans l’abîme béant.
Le fruit hors de sa pulpe est pareil au fétu
Qui vogue et ne sait rien des promesses du gouffre ;
Sur le hublot du temps notre destin s’embue
Et nos yeux sont brûlés par les éclairs de soufre
Qui déchiffrent la combe où nos pas se sont tus.
Ah ! comment d’une claie faire naître un lilas,
De l’épave tailler le bois d’un violon,
Disperser les remous quand on ouvre le sas ?
Dans la houle d’hiver sombre la cargaison
Et la gemme immergée se perd dans les hauts-fonds.
Il suffit que j’écoute au bord de la mémoire
Cette sourde rumeur, à moi-même inconnue,
Qu’en écartant la brume une ombre vienne boire
L’eau morte où le couchant entrelace sa moire
Pour que le ciel s’unisse à la ciguë amère.
Mais la ruche où l’abeille amasse son butin
Se cache dans le val d’où l’hysope est bannie
Et dans la saison noire enclose dans son tain
La ronce et le pavot, le colchique et l’ortie
Suscitent le néant que notre cœur contient.
Il est sur la colline un sentier inconnu
Que nous franchirons qu’au moment des adieux,
En ce lieu l’horizon nous happe en son reflux
Et une main de neige effeuille dans nos yeux
Les pétales du temps qui ne fleuriront plus.
O bourgeons du matin, vous ne saurez jamais
Quelle part de ma vie en vous s’est incarnée,
De quel feu d’écobue s’élève la fumée,
Ce qui ne peut mourir d’une rose fanée,
Le réseau transparent que vous avez tramé.
Arbre ancré dans le roc, otage des cités,
Jaillissante futaie qu’enserrent des lianes,
Je suis de ce pays où le silence plane
Et règne, pur miroir de ce monde inversé
Dont nous ne moissonnons que l’impalpable manne.
Je suis de ce pays où la bruyère-lige
Des oiseaux long-courriers se reconnaît vassale,
Où le souffle du vent, cortège aérien,
Essaime, rassemblant les mouettes vendangeuses,
Glanant, parmi la mer, des grappes de jasmin.
Et pourquoi chercherais-je un plus proche visage
Que celui du genêt, de l’airelle et des buis,
Modelé par l’automne et les landes sauvages ?
O veilleur attardé et vaincu par la nuit,
Voici l’ultime éclair d’un invisible orage.
La Nouvelle Revue Française, N° 264, Décembre 1974
Editions Gallimard, 1974
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