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Le bar à poèmes
5 mars 2016

Gil Jouanard (1937 - 2021) : Hautes chaumes (I)

GilJouanard[1]

 

Hautes chaumes (I)

 

 ....................................

Chaque pas sur la neige

accouche d’une source.

 

Mon nom a vite fait de n’être plus

à la surface

que ces bulles ;

le matin, de son doigt léger,

les donne à boire au soleil.

 

(Et toi, pendant ce temps,

tu dors entre deux eaux ;

l’oubli fait pousser des fleurs

entre les herbes hautes de tes cils) ;

 

 

 

Nous avançons dans l’heure scintillante.

Nos traits ne tarderont pas à grossir

le cours tumultueux du paysage.

 

Le souffle immense du soleil

assoupit les veines de la montagne

qui rêve à haute voix ses sources, ses oiseaux

qui mâche en sa mémoire obscure

le mystère du plomb et le secret de l’or.

 

 

 

Un homme inscrit à mi-pente

le calligramme sombre de sa silhouette.

 

Au-dessus de sa tête danse une buée légère :

son souffle, sa parole

- vite absorbée

par l’irritant sourire du ciel.

 

 

 

Puis, c’est, à peine perceptible,

un tremblement à travers la coupante clarté ;

quelque chose qui hèle

dans l’épaisseur de l’air,

et qui brouille les pistes sures du langage.

 

 

 

Méticuleuse,

la carte prononce le mot

« Brunnen »,

er par là met en mouvement

des fontaines gutturales.

 

Un orgue doucement

dans la tiédeur respire

selon le rythme

de mon sang.

 

 

 

L’attente accouche enfin du chant de cet oiseau

dans la chambre d’écho du ciel.

 

Puis une autre rumeur se précise

juste à la hauteur des tempes :

cela tient de la vielle à roue

et de la forge,

comme un rite en secret

dans les sous-bassements de l’être.

 

 

 

Arrivé au sommet, le chemin redescend

parmi les clôtures, les cheminées,

dans l’odeur animale de l’air.

 

Un paysan pèse dans les tons graves

sur l’unisson de la prairie.

 

Du brun au vert, la mélodie s’évase,

accroche au passage des gerbes d’harmonie,

des pans entiers de couleurs fraîches.

 

Dans le vallon, c’est le hautbois cuivré

et l’étain luisant de la clarinette ;

des stères de bois assombrissent un peu

l’arrière-écho de la montagne ;

et puis voici les tuiles rouges,

lie de vin, un peu bistres,

la demi-teinte des gouttières

confirmée par l’accent des mousses,

des lichens,

par les herbes âgées

de cette fin d’hiver.

 

 

 

Cascade

posément articulée

par le versant ensoleillé.

 

Sa litanie se perd

dans le tutti continu des prairies

- et la vallée en porte-voix

s’ouvre en plein oxygène

pour faire éclater

les voix simultanées

de la polyphonie.

 

J’écoute, donc

je suis

pas

à

pas.

 

 

 

Le cri bref du corbeau,

le craquement sur le chemin

d’une branche morte de hêtre ;

 

peut-être, en écoutant un peu plus loin,

dans les hauts bois une cascade grégorienne :

 

et puis, mais en tendant vraiment l’oreille,

l’appel, ou la plainte,

qui monte au fond de nous,

comme un torrent de lave.

 

 

 

L’odeur d’humus,

celle de champignon,

toujours jeunes réminiscences

des couches enfouies

de la géologie verbale.

 

Cinq notes sous la pluie

dessinent la présence d l’oiseau.

 

 

 

Racines,

n’apparaissent que de mort d’arbre ;

ombilic

entre les fruits, les fleurs

et le magma

qui donne à naître

sans dessein.

 

Dans le terreau inconscient du chant,

racines,

qui accouchez de trois milliards de feux,

trois milliards de regards,

trois milliards de milliards

de désirs.

 

De la surface de ce jour,

ô vous, subtiles conductrices de la nuit,

je vous entends,

racines.

 

 

 

Sous-bois : ce sont des feuilles mortes

sur un sol éteint,

où prolifère l’odorante idée de moisissure ;

puis, très vite,

par leur mutisme-même dénoncés,

les os blanchis du monde,

la sécheresse d’intention

de la globalité.

 

Pourtant, Chimène dans tes yeux

allume son regard :

c’est aussitôt le coup de foudre ;

pareil à la forêt,

tu te dresses,

voilant d’un geste théâtral

l’étendue de ton dénuement.

 

 

 

Cette mine désaffectée

qui continue de se prononcer cuivre

au milieu des hêtres, des sapins, des épicéas ;

le chant de la mésange

y fait descendre un peu d’argent acidulé.

 

On avance dans la rosée :

à notre gauche, ce quintette de Schubert,

à droite, de Mahler, ce vieux chant allemand,

et loin, devant, entre les branches,

qui nous tire sans cesse en avant,

« loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises »,

la pure conscience du petit Rimbaud

qui brille à travers le plomb des nuages.

 

On exulte, on disparaît,

ivre de sensations, absent avec délice,

dans l’autre monde d’ « d’ici-bas ».

 

 

 

La cour, serrée autour du banc de bois,

écoute son coeur battre au centre du jet d’eau.

 

Les blocs de quartz captent les sillons du soleil ;

les bourgeons tremblent le long du rosier ;

 

le matin s’élargit lentement au-dessus de la crête.

 

C’est toujours l’archaïque musique

du tambour dans le val,

de l’épinette du torrent,

de la flûte, des chalemies entre les arbres,

et puis, tout au fond de l’éveil,

la joie sombre et obstinée du cromorne.

Une voix, par instants,

tente de s’élever aussi,

de ricocher sur la rosée,

de prendre place

dans la chaleur

de la polyphonie.

 

 

 

De la fenêtre,

le versant est

un palimpseste :

 

sous l’écriture fine des sentiers,

l’impénétrable sens des minéraux,

l’épaisse fondrière des regards.

 

Lecteur expert,

le soleil

à travers les arbres

répète qu’il n’y a d’autre mystère

que celui que nous abritons,

qu’il n’y a rien à découvrir

que les infinies métamorphoses

de notre transparence.

 

Le prodige, c’est d’être là

et de croire qu’en effet on y est.

 

 

 

Stères de bois ;

coupés, séchés,

pans du très vieux vocabulaire

dans le demi-jour de la combe.

 

Des branches vives

et du toit,

odeurs,

de feuilles

de fumée.

 

Troncs écorchés

blocs erratiques ;

le nom commun des choses

voilé par le brouillard sonore du torrent.

 

Cela suffit. Il n’est que d’écouter.

L’explication s’affiche en bas, dans la vallée,

parmi les murs

de pierre morte.

....................................

 

 

Hautes Chaumes

Les Amis de Métamorphoses, 1975

Du même auteur :

« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)

« Sonnailles… » (05/03/2017)

Al-Kimiya (05/03/2018)

« Fibres... » (05/03/2019)

Hautes chaumes (II) (05/03/2020) 

Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021) 

Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)

La maison de demain (05/03/2023) 

Chronique du bois d’eucalyptus (1 et 2) (05/03/2024)

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Commentaires
J
Ca alors ! Où êtes-vous allés retrouver ces textes, dans un livre dont l'essentiel du tirage (très ancien de surcroit) a disparu juste après impression et dont très peu d'exemplaires sauvés ont dû circuler ?
Répondre
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