Gil Jouanard (1937 - 2021) : Hautes chaumes (I)
Hautes chaumes (I)
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Chaque pas sur la neige
accouche d’une source.
Mon nom a vite fait de n’être plus
à la surface
que ces bulles ;
le matin, de son doigt léger,
les donne à boire au soleil.
(Et toi, pendant ce temps,
tu dors entre deux eaux ;
l’oubli fait pousser des fleurs
entre les herbes hautes de tes cils) ;
Nous avançons dans l’heure scintillante.
Nos traits ne tarderont pas à grossir
le cours tumultueux du paysage.
Le souffle immense du soleil
assoupit les veines de la montagne
qui rêve à haute voix ses sources, ses oiseaux
qui mâche en sa mémoire obscure
le mystère du plomb et le secret de l’or.
Un homme inscrit à mi-pente
le calligramme sombre de sa silhouette.
Au-dessus de sa tête danse une buée légère :
son souffle, sa parole
- vite absorbée
par l’irritant sourire du ciel.
Puis, c’est, à peine perceptible,
un tremblement à travers la coupante clarté ;
quelque chose qui hèle
dans l’épaisseur de l’air,
et qui brouille les pistes sures du langage.
Méticuleuse,
la carte prononce le mot
« Brunnen »,
er par là met en mouvement
des fontaines gutturales.
Un orgue doucement
dans la tiédeur respire
selon le rythme
de mon sang.
L’attente accouche enfin du chant de cet oiseau
dans la chambre d’écho du ciel.
Puis une autre rumeur se précise
juste à la hauteur des tempes :
cela tient de la vielle à roue
et de la forge,
comme un rite en secret
dans les sous-bassements de l’être.
Arrivé au sommet, le chemin redescend
parmi les clôtures, les cheminées,
dans l’odeur animale de l’air.
Un paysan pèse dans les tons graves
sur l’unisson de la prairie.
Du brun au vert, la mélodie s’évase,
accroche au passage des gerbes d’harmonie,
des pans entiers de couleurs fraîches.
Dans le vallon, c’est le hautbois cuivré
et l’étain luisant de la clarinette ;
des stères de bois assombrissent un peu
l’arrière-écho de la montagne ;
et puis voici les tuiles rouges,
lie de vin, un peu bistres,
la demi-teinte des gouttières
confirmée par l’accent des mousses,
des lichens,
par les herbes âgées
de cette fin d’hiver.
Cascade
posément articulée
par le versant ensoleillé.
Sa litanie se perd
dans le tutti continu des prairies
- et la vallée en porte-voix
s’ouvre en plein oxygène
pour faire éclater
les voix simultanées
de la polyphonie.
J’écoute, donc
je suis
pas
à
pas.
Le cri bref du corbeau,
le craquement sur le chemin
d’une branche morte de hêtre ;
peut-être, en écoutant un peu plus loin,
dans les hauts bois une cascade grégorienne :
et puis, mais en tendant vraiment l’oreille,
l’appel, ou la plainte,
qui monte au fond de nous,
comme un torrent de lave.
L’odeur d’humus,
celle de champignon,
toujours jeunes réminiscences
des couches enfouies
de la géologie verbale.
Cinq notes sous la pluie
dessinent la présence d l’oiseau.
Racines,
n’apparaissent que de mort d’arbre ;
ombilic
entre les fruits, les fleurs
et le magma
qui donne à naître
sans dessein.
Dans le terreau inconscient du chant,
racines,
qui accouchez de trois milliards de feux,
trois milliards de regards,
trois milliards de milliards
de désirs.
De la surface de ce jour,
ô vous, subtiles conductrices de la nuit,
je vous entends,
racines.
Sous-bois : ce sont des feuilles mortes
sur un sol éteint,
où prolifère l’odorante idée de moisissure ;
puis, très vite,
par leur mutisme-même dénoncés,
les os blanchis du monde,
la sécheresse d’intention
de la globalité.
Pourtant, Chimène dans tes yeux
allume son regard :
c’est aussitôt le coup de foudre ;
pareil à la forêt,
tu te dresses,
voilant d’un geste théâtral
l’étendue de ton dénuement.
Cette mine désaffectée
qui continue de se prononcer cuivre
au milieu des hêtres, des sapins, des épicéas ;
le chant de la mésange
y fait descendre un peu d’argent acidulé.
On avance dans la rosée :
à notre gauche, ce quintette de Schubert,
à droite, de Mahler, ce vieux chant allemand,
et loin, devant, entre les branches,
qui nous tire sans cesse en avant,
« loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises »,
la pure conscience du petit Rimbaud
qui brille à travers le plomb des nuages.
On exulte, on disparaît,
ivre de sensations, absent avec délice,
dans l’autre monde d’ « d’ici-bas ».
La cour, serrée autour du banc de bois,
écoute son coeur battre au centre du jet d’eau.
Les blocs de quartz captent les sillons du soleil ;
les bourgeons tremblent le long du rosier ;
le matin s’élargit lentement au-dessus de la crête.
C’est toujours l’archaïque musique
du tambour dans le val,
de l’épinette du torrent,
de la flûte, des chalemies entre les arbres,
et puis, tout au fond de l’éveil,
la joie sombre et obstinée du cromorne.
Une voix, par instants,
tente de s’élever aussi,
de ricocher sur la rosée,
de prendre place
dans la chaleur
de la polyphonie.
De la fenêtre,
le versant est
un palimpseste :
sous l’écriture fine des sentiers,
l’impénétrable sens des minéraux,
l’épaisse fondrière des regards.
Lecteur expert,
le soleil
à travers les arbres
répète qu’il n’y a d’autre mystère
que celui que nous abritons,
qu’il n’y a rien à découvrir
que les infinies métamorphoses
de notre transparence.
Le prodige, c’est d’être là
et de croire qu’en effet on y est.
Stères de bois ;
coupés, séchés,
pans du très vieux vocabulaire
dans le demi-jour de la combe.
Des branches vives
et du toit,
odeurs,
de feuilles
de fumée.
Troncs écorchés
blocs erratiques ;
le nom commun des choses
voilé par le brouillard sonore du torrent.
Cela suffit. Il n’est que d’écouter.
L’explication s’affiche en bas, dans la vallée,
parmi les murs
de pierre morte.
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Hautes Chaumes
Les Amis de Métamorphoses, 1975
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
« Sonnailles… » (05/03/2017)
Al-Kimiya (05/03/2018)
« Fibres... » (05/03/2019)
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Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)
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