Les visages de solitude
L’AVENTURE DE NUIT
Il existe un pays semblable à ma mémoire
Où l’approche d’un pas fait un doux bruit de clés
On se sent le besoin de poser les genoux
Et d’aller à genoux vers cette forme humaine
Qui respire et qui bat sans qu’on sache comment
- Car sauta-t-on jamais quelle main voyageuse
Fait chanter tristement le cœur hanté du bois
Afin que cette nuit un homme se demande
La raison de ce chant qui monte jusqu’à lui.
Aussitôt que j’entends s’épouvanter ton aile
Lourde porte du temps qui m’auras vu passer
Alors que jeune encor je croyais en des routes
Douces à la fatigue épaisse du marcheur
C’est un peu comme si un vent des hautes sphères
Ecornait le front blanc du monde et me lançait
Pomme de pin rongée par des dents de colère
Sut l’océan où nul vaisseau ne hanterait
Rien de moi n’est plus moi ni mes genoux dans l’herbe
Ni cette obscure main qui cherche à dérober
Un vil morceau de plomb au sommeil de la terre
Ni ce cœur de vingt ans dont les bords sont brisés
Je marche loin de moi sur des routes sans nombre
Une porte d’azur ouvert à mes côtés.
Un seul jour suffirait une belle journée
Facile à vivre avec de grands yeux étonnés
Paissant facilement dans les fossés du ciel
Un seul grand jour de vérité avant la chute
Mais moi multiple moi blessé moi partagé
Entre toutes ces nuits venues à ma rencontre
Vivrai-je assez longtemps pour vous aimer enfin
Vous qui me tourmentez visages de moi-même
Il en est un au clair regard épouvanté
Qui tourne sans répit dans la fumée des chambres
Et se pose parfois sur un regard éteint
D’autres que j’ai usés dans des salles d’attente
Alors que tous les trains étaient déjà passés
D’autres encore mais parlerai-je des coupables
Du beau visage aventurier qui se cachait
Dans les plis d’un menton d’enfant et d’un sourire
Visages de ma solitude je vous vois
Et c’est toujours ainsi que je vous ai voulus
Penchés toujours penchés sur l’ombre et regardant
Tout au fond de la vie cet homme qui remue
Accueillez-moi du moins comme on accueille un pauvre.
REFUGE POUR LES OISEAUX
Entrez n’hésitez pas c’est ici ma poitrine
Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine
De mon sang je vous veux sur mes mains
Logés dans mes poumons parmi l’odeur du thym
Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres
Ou bien encore pris dans la glu d’un rêve
Ainsi qu’une araignée dans les fils du matin
La douleur et la chaux ont blanchi mon épaule
Vous dormirez contre ma joue les têtes folles
Pourront bien s’enivrer des raisins de mon cœur
Maintenant que vous êtes là je n’ai plus peur
De manquer au devoir sacré de la parole
C’est à travers vos chants que je parle de moi
Vous me glissez des bouts de ciel entre les doigts
Le soleil le grand vent la neige me pénètrent
Je suis debout dans l’air ainsi qu’une fenêtre
Ouverte et je vois loin
Le Christ est devenu mon plus proche voisin
Je remue des printemps en ramassant vos ailes
Vous savez qu’il y a du bleu dans mes prunelles
Et vous le gaspillez un peu dans tous les yeux
Refermez les forêts sur moi c’est merveilleux
Cet astre qui ressemble tant à mon visage
Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
D’un vol très simple et doux
Et vous direz alors c’est René Guy Cadou
Qui monte au ciel avec pour unique équipage
La caille la perdrix et le canard sauvage.
Visages de la terre dont je sais le poids
De suie de cire molle et de feuilles séchées
L’envie me prend de vous saisir moi taciturne
De vous aimer profondément comme on se lie
A la bête perdue au fond d’une rue triste
Qui vous suit sans jamais oser vous dépasser
La pomme et le couteau qui dorment sur la table
Sans qu’il y ait la moindre équivoque entre eux deux
Se prolongent plus loin que les couchants d’usine
Dans le regard d’un homme habitué à sa faim
Ma mémoire est pavée de ces belles faïences
Qu’on trouve dans les fermes noires où se lit
Le temps de s’épouser dans des violettes doubles
Et des coqs maladroits dessinés à la main
Seuls vous m’épouvantez visages de la terre
Comme un ciel de Juillet et comme une eau trop claire
Vous me sortez de mes épaules vous avez
De ces rudes façons d’auberge qui me plaisent
Et c’est toute ma vie que vous me rappelez.
J'AI TOUJOURS HABITE
J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier
Des gens s'y reposaient au hasard des voyages
Et moi je m'arrêtais tremblant dans l'escalier
Hésitant à chercher dans leurs maigres bagages
Peut-être le secret de mon identité
Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide
Le doute d'être un homme. Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ebruitée doucement par un vol de vanneaux
Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême
Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux
Mais je m'aimais ah! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté
Et loin de moi je savais bien me retrouver
Ensoleillé dans les cordages d'un poème.
LA BARRIERE DE L’OCTROI
Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné
Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur
Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge
Et dans ma solitude un instant habitée
J'accrocherai des panoplies de bout du monde
De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés
L'amour et moi passerons dans ces campagnes
Aux joues roses et pâles ainsi qu'un vaisselier
Le soir nous nous assoirons à la bonne table
De la diseuse d'aventure et du roulier
Notre nom flottera à la maîtresse poutre
Parmi les numéros victorieux des conscrits
Nous saignerons le coq et le sang noir du doute
Ajoutera par son énigme au manuscrit
Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé.
LA SAISON DE SAINTE-REINE
Je n'ai pas oublié cette maison d'école
Où je naquis en février dix-neuf cent vingt
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par le poids du jardin
Mon père s'y plaisait en costume de chasse
Tous deux nous y avions de tendres rendez-vous
Lorsqu'il me revenait d'un monde de ténèbres
D'une Amérique à trois cents mètres de chez nous
Je l'attendais couché sur les pieds de ma mère
Comme un bon chien un peu fautif d'avoir couru
Du jardin au grenier des pistes de lumière
Et le poil tout fumant d'univers parcourus
La porte à peine ouverte il sortait de ses manches
Des jeux de cartes des sous belges ou des noix
Et je le regardais confiant dans son silence
Pour ma mère tirer de l'amour de ses doigts
Il me parlait souvent de son temps de souffrance
Quand il était sergent-major et qu'il montait
Du côté de Tracy-le-Mont ou de la France
La garde avec une mitrailleuse rouillée
Et je riais et je pensais aux pommes mûres
A la fraîcheur avoisinante du cellier
A ce parfum d'encre violette et de souillure
Qui demeure longtemps dans les sarraus mouillés
Mais ce soir où je suis assis près de ma femme
Dans une maison d'école comme autrefois
Je ne sais rien que toi Je t'aime comme on aime
Sa vie dans la chaleur d'un regard d'avant soi
Les visages de solitude
Les Amis de Rochefort, 1947
Du même auteur :
« La nuit ! la nuit surtout… » (18/01/2014)
« Je t'attendais ainsi qu'on attend les navires… » (18/01/2015)
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Cornet d’adieu (18/01/2020)
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