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Le bar à poèmes
18 janvier 2016

René-Guy Cadou (1920 – 1951) : Les visages de solitude (1944 - 1946)

René-Guy-Cadou-300x180[1]

 

Les visages de solitude

 

L’AVENTURE DE NUIT

 

Il existe un pays semblable à ma mémoire

Où l’approche d’un pas fait un doux bruit de clés

On se sent le besoin de poser les genoux

Et d’aller à genoux vers cette forme humaine

Qui respire et qui bat sans qu’on sache comment

- Car sauta-t-on jamais quelle main voyageuse

Fait chanter tristement le cœur hanté du bois

Afin que cette nuit un homme se demande

La raison de ce chant qui monte jusqu’à lui.

Aussitôt que j’entends s’épouvanter ton aile

Lourde porte du temps qui m’auras vu passer

Alors que jeune encor je croyais en des routes

Douces à la fatigue épaisse du marcheur

C’est un peu comme si un vent des hautes sphères

Ecornait le front blanc du monde et me lançait

Pomme de pin rongée par des dents de colère

Sut l’océan où nul vaisseau ne hanterait

 

Rien de moi n’est plus moi ni mes genoux dans l’herbe

Ni cette obscure main qui cherche à dérober

Un vil morceau de plomb au sommeil de la terre

Ni ce cœur de vingt ans dont les bords sont brisés

Je marche loin de moi sur des routes sans nombre

Une porte d’azur ouvert à mes côtés.

 

 

 

Un seul jour suffirait une belle journée

Facile à vivre avec de grands yeux étonnés

Paissant facilement dans les fossés du ciel

Un seul grand jour de vérité avant la chute

Mais moi multiple moi blessé moi partagé

Entre toutes ces nuits venues à ma rencontre

Vivrai-je assez longtemps pour vous aimer enfin

Vous qui me tourmentez visages de moi-même

Il en est un au clair regard épouvanté

Qui tourne sans répit dans la fumée des chambres

Et se pose parfois sur un regard éteint

D’autres que j’ai usés dans des salles d’attente

Alors que tous les trains étaient déjà passés

D’autres encore mais parlerai-je des coupables

Du beau visage aventurier qui se cachait

Dans les plis d’un menton d’enfant et d’un sourire

Visages de ma solitude je vous vois

Et c’est toujours ainsi que je vous ai voulus

Penchés toujours penchés sur l’ombre et regardant

Tout au fond de la vie cet homme qui remue

Accueillez-moi du moins comme on accueille un pauvre.

 

REFUGE POUR LES OISEAUX

 

Entrez n’hésitez pas c’est ici ma poitrine

Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine

De mon sang je vous veux sur mes mains

Logés dans mes poumons parmi l’odeur du thym

Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres

Ou bien encore pris dans la glu d’un rêve

Ainsi qu’une araignée dans les fils du matin

La douleur et la chaux ont blanchi mon épaule

Vous dormirez contre ma joue les têtes folles

Pourront bien s’enivrer des raisins de mon cœur

Maintenant que vous êtes là je n’ai plus peur

De manquer au devoir sacré de la parole

C’est à travers vos chants que je parle de moi

Vous me glissez des bouts de ciel entre les doigts

Le soleil le grand vent la neige me pénètrent

Je suis debout dans l’air ainsi qu’une fenêtre

Ouverte et je vois loin

Le Christ est devenu mon plus proche voisin

Je remue des printemps en ramassant vos ailes

Vous savez qu’il y a du bleu dans mes prunelles

Et vous le gaspillez un peu dans tous les yeux

Refermez les forêts sur moi c’est merveilleux

Cet astre qui ressemble tant à mon visage

Un jour vous écrirez mon nom en pleine page

D’un vol très simple et doux

Et vous direz alors c’est René Guy Cadou

Qui monte au ciel avec pour unique équipage

La caille la perdrix et le canard sauvage.

 

 

 

Visages de la terre dont je sais le poids

De suie de cire molle et de feuilles séchées

L’envie me prend de vous saisir moi taciturne

De vous aimer profondément comme on se lie

A la bête perdue au fond d’une rue triste

Qui vous suit sans jamais oser vous dépasser

La pomme et le couteau qui dorment sur la table

Sans qu’il y ait la moindre équivoque entre eux deux

Se prolongent plus loin que les couchants d’usine

Dans le regard d’un homme habitué à sa faim

Ma mémoire est pavée de ces belles faïences

Qu’on trouve dans les fermes noires où se lit

Le temps de s’épouser dans des violettes doubles

Et des coqs maladroits dessinés à la main

Seuls vous m’épouvantez visages de la terre

Comme un ciel de Juillet et comme une eau trop claire

Vous me sortez de mes épaules vous avez

De ces rudes façons d’auberge qui me plaisent

Et c’est toute ma vie que vous me rappelez.

 

J'AI TOUJOURS HABITE

 

J'ai toujours habité de grandes maisons tristes

Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier

Des gens s'y reposaient au hasard des voyages

Et moi je m'arrêtais tremblant dans l'escalier

Hésitant à chercher dans leurs maigres bagages

Peut-être le secret de mon identité

Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide

Le doute d'être un homme. Je m'aimais

Dans la splendeur imaginée d'un végétal

D'essence blonde avec des boucles de soleil

Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même

Ebruitée doucement par un vol de vanneaux

Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême

Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux

La chambre désolée dans sa coquille vide

Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux

Mais je m'aimais ah! je m'aimais comme on élève

Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté

Et loin de moi je savais bien me retrouver

Ensoleillé dans les cordages d'un poème. 

 

LA BARRIERE DE L’OCTROI

 

Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi 

Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère 

Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre 

Et dans cette grande journée 

Je ne passerai pas pour un vieil abonné 

Si les miracles font qu'une image demeure 

La mienne tremblera dans les vitres gelées 

Comme le chant lointain d'un enfant colporteur 

Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge 

Et dans ma solitude un instant habitée 

J'accrocherai des panoplies de bout du monde 

De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés 

L'amour et moi passerons dans ces campagnes 

Aux joues roses et pâles ainsi qu'un vaisselier 

Le soir nous nous assoirons à la bonne table 

De la diseuse d'aventure et du roulier 

Notre nom flottera à la maîtresse poutre 

Parmi les numéros victorieux des conscrits 

Nous saignerons le coq et le sang noir du doute 

Ajoutera par son énigme au manuscrit 

Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante 

Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés 

Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes 

Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé.

 

 

LA SAISON DE SAINTE-REINE

 

Je n'ai pas oublié cette maison d'école

 Où je naquis en février dix-neuf cent vingt

Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole

Dans la classe étouffée par le poids du jardin

Mon père s'y plaisait en costume de chasse

Tous deux nous y avions de tendres rendez-vous

Lorsqu'il me revenait d'un monde de ténèbres

D'une Amérique à trois cents mètres de chez nous

Je l'attendais couché sur les pieds de ma mère

Comme un bon chien un peu fautif d'avoir couru

Du jardin au grenier des pistes de lumière

Et le poil tout fumant d'univers parcourus

La porte à peine ouverte il sortait de ses manches

Des jeux de cartes des sous belges ou des noix

Et je le regardais confiant dans son silence

Pour ma mère tirer de l'amour de ses doigts

Il me parlait souvent de son temps de souffrance

Quand il était sergent-major et qu'il montait

Du côté de Tracy-le-Mont ou de la France

La garde avec une mitrailleuse rouillée

Et je riais et je pensais aux pommes mûres

A la fraîcheur avoisinante du cellier

A ce parfum d'encre violette et de souillure

Qui demeure longtemps dans les sarraus mouillés

Mais ce soir où je suis assis près de ma femme

Dans une maison d'école comme autrefois

Je ne sais rien que toi Je t'aime comme on aime

Sa vie dans la chaleur d'un regard d'avant soi

 

 

Les visages de solitude

Les Amis de Rochefort, 1947

Du même auteur :

« La nuit ! la nuit surtout… » (18/01/2014)

« Je t'attendais ainsi qu'on attend les navires… » (18/01/2015)

Hélène (18/01/2017)

Celui qui entre par hasard (18/01/2018)

L’inutile aurore (18/01/2019)

Cornet d’adieu (18/01/2020)

La maison d’Hélène (18/01/2021)

La Haie Longue : 1km (18/01/2022)

Automne (18/01/2023) 

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