Lettre à Maria Gisborne
I
En ce moment un bateau flotte dans le port
Le vent tombe sur la montagne
Un sentier s’ouvre dans le sol bleu de la mer
Que jamais proue n’a encore ouvert
Le vent médite autour des îles sans écume
II
Ma sœur, ma sœur, embarqueras-tu avec moi ?
Notre navire cet oiseau dont le nid
Est l’Eden lointain de l’Est rouge
et nous entre ses ailes pendant que la nuit
le jour le bruit le silence avanceront
insoucieux piétinant la mer illimitée
III
Il est une île sous le ciel ionien
Belle comme une épave du paradis
Et, parce que les ports n’y sont pas sûrs
Cette île serait restée une solitude
Sans un peuple pastoral né là-bas
Qui en l’élyséen, clair et doré, air
S’inspire du dernier souffle de l’âge d’or.
La bleue Egée enferme en ce lieu élu
De sons toujours changeants lumière écume
qui coule entre les sables
Et le vent
Hésite avec la vague hésitante
des bois épais
fontaines, ruisseaux, torrents
Clairs comme d’élémentaires diamants
matins, au-delà
des traces
des clairières, des cavernes, des salles
murées de lierre et l’eau tombe
illuminant
midis d’oiseaux
IV
Et toute l’île est peuplée d’air
Le clair léger élément qu’elle porte
Chargé de l’odeur du citron
brouillard averse non vue
Tombant sur les yeux comme un sommeil
Les jonquilles regardent dans la mousse
Leur odeur est une flèche vers le cerveau
Délices évanouissement leur douleur
Les mouvements, l’éclair, l’odeur, les tons
De cette musique profonde à l’unisson
(Une pensée au cœur de la pensée) semblent
Echos d’un rêve prénatal
V
C’est une île entre ciel, air, terre, et mer
Enfouie, suspendue dans la tranquillité claire
Brillante comme Lucifer, l’Eden errant,
Battue des doux océans bleus de l’air jeune
C’est un endroit privilégié. Faim,
Pestes, guerres, tremblements
De la terre, ces vautours
Passent
les tempêtes, les psaumes-tonnerre
laissent des précipices d’azur, calme
Sur cette île, où se pleurent rosées
Dont les bois dont les champs sans cesse renouvellent
Leur immobilité dorée et verte
Et de la mer il monte et du ciel
Tombe des respirations claires molles brillantes
Ensemble succession de rideaux
que le soleil la lune les vents
Tirent et l’ile alors mariée
nue’
rougit et tremble de ses propres excès
VI
Pourtant, comme une âme ensevelie, une lampe aussi
Brûle au cœur délicieux de cette île
Un atome de l’éternel son rire
invisible
Sur le gris le bleu et le vert
Leurs nus et vides interstices senti.
VII
là, sauvage
Une demeure par qui comment
Bâtie ?
avant l’invention du crime
Quelque sage et tendre roi océan
au début du monde
L’éleva merveille en ces temps simples
Envie des îles pour le plaisir
De sa sœur et épouse
Et aujourd’hui elle ne paraît pas ruine humaine
Mais, croirais-on, titanique ; au fond
De la terre ayant assumé sa forme, poussé plante
Hors des montagnes, depuis la terre vivante
Se levant des grottes, légère et haute
Toute l’imagerie en elle antique et savante
Effacée à sa place
Le lierre et la vigne sauvage entrelacent
Les volumes de leurs pages tiges innombrables
Parasites fleurs illuminent de gemmes humides
Les salles sans lampes et quand elles s’éteignent, le ciel
regarde à travers la trame-hiver de nervures, dédale
Avec ses lambeaux lunaires, ses atomes aiguës étoiles
Ses fragments de la sérénité intense du jour,
Travail de mosaïque sur le sol de Paros
VIII
Jour, nuit, à distance, des tours
Terrasses, la terre l’océan on le voit
Embrassés, dorment et rêvent
Vagues fleurs nuages bois rocs tout
Ce que nous lisons dans leur rire le réel
IX
L’île et la maison sont à moi j’ai fait vœu
De t’avoir pour dame de ma solitude.
J’ai arrangé quelque chambre là
Regardant du côté de l’air levant
A la hauteur des vents vivants ils coulent
Vagues au-dessus des vagues vivantes, la mer.
J’ai fait venir livres musique ces
Instruments avec lesquels l’esprit fait lever
Le futur dans son berceau le passé
Dans sa tombe et durer le présent
D’une joie qui ne peut pas mourir
X
nous serons
L’âme de cette île élyséenne
Conscients, inséparables, un. Cependant
Debout, couchés, ou marchant
Ensemble sous le toit du climat ionien
Perdus dans l’herbe, ou grimpant
Les montagnes mousse où le bleu se courbe
Du moindre vent
Ou attardés, sur la rive pavée de cailloux
Les faibles caresses rapides de la mer
XI
Possédant possédés de tout ce qui est
enfermés dans la circonférence muette de la joie,
un.
Et parlant jusqu’à ce que la mélodie de pensées
Devienne si douce qu’elle meure
En mots, pour revivre regard
Qui pénètre le cœur sans voix
Harmonie le silence sans son.
Nous deviendrons le même, nous serons un
En deux formes pourquoi deux ?
Nous serons le double météore flamme qui explose
La sphère double qui devient une et la même
Se touche se mêle se change toujours
Brûlant et pour toujours inconsumable
vie une, mort une
ciel, enfer un, une immortalité
néant malheur
malheur à moi
L’aile des mots dont je voudrais percer
les hauteurs de l’univers d’amour
Est une chaîne de plomb sur mon vol de feu
J’étouffe je sombre je tremble je meurs
XII
Il faut que tu viennes passer, l’hiver prochain avec moi ; j’ai
Transformé ma maison en un tombeau
De tous les découragements et soucis
De tous les rêves qui me tourmentent.
Sur ma table
Il y a un bol de bois. Il n’est pas rempli de vin
Mais de mercure ; dans
Le bol de noyer il pose, veiné et mince
Sa couleur comme le sillage de lumière qui tache
La mer toscane quand de la lune humide la lumière pleut
L’averse la plus intérieure de feu blanc (le vent
Est tombé, il fait bleu sur la pâle mer).
Et dans ce bol de mercure (je cède
A une impulsion venue de l’enfance) j’ai mis à flot
L’idéalisme rude d’un bateau de papier. A côté,
Des factures et des calculs, couverts
A la peinture bleue et jaune de navires
A vapeur, frégates ; et ensuite une rangée
D’instruments mathématiques
Pour plans nautiques et statiques ;
Un monceau de collophane, un verre fêlé
Plein d’encre, un hameçon
Une allumette, un bloc d’ivoire, trois livres,
Où les sections coniques, et sphériques, et les logarithmes
S’entassent en harmonieuse dysharmonie
De figures.
Les mémoires du baron de Tott les accompagnent
Et quelques volumes de vieille chimie.
XIII
Et là comme une étrange archimage je me tiens
Rêvant magie sombre et machines du diable
le tonnerre fumée
S’entasse sur les montagnes, manteau
A leurs épaules larges, vides.
Les vignes
Tremblent de tout leur treillis
Le murmure de la mer qui s’éveille remplit
Les pauses de la tempête la colline
Semble givre sous la blanche pluie électrique
au dessus
Un trou de ciel. un œil
XIV
Nous aurons des livres, espagnols, italiens, grecs
Si tu viens.
Chaque jour ressemblera à chaque jour
Comme si c’était son père, autant je ressemble peu au mien
(Ce n’est pas sa faute, tu t’en doutes)
Nous n’aurons pas beaucoup de viande, pas de vin
Mais nous serons gais, de thé et de toasts,
Puddings pour dinner, une armée interminable
De syllabubs, jellies et mince-pies
Et autres denrées de luxe pour dames
Pendant ce festin nous philosopherons
Et nous ferons du feu avec le bois du Grand-Duc
Pour dégeler après six semaines d’hiver notre sang.
Et nous parlerons ; de quoi parlerons-nous ?
Oh il y a assez de sujets de disputes,
Déchants d’entrelacements des pensées ; l’angoisse,
Avec des cônes ou des parallélogrammes, je me fais fort
De l’étrangler, si jamais elle prétend
M’étreindre,
si tu es là.
viens,
Et notre festin d’amitié philosophique
Survivra au temps privé de feuilles ; jusqu’à ce que les fleurs
Annoncent l’heure obscure inévitable
De douce rencontre par triste séparation renouveler :
« To morrow to fresh woods and pastures new».
Fragments déplacés de « L’Epipsychidion » de Percy Bysshe Shelley
vers la « Letter to Maria Gisborne », in revue « Po&sie, N°16, janvier 1981
Du même auteur :
« puisque je pense… » (05/12/2014)
« église des pins… » (05/12/2016)
Un jour de juin (05/12/2017)
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