Edouard Joseph Marc Maunick (1931 - 2021) : « qui veut tout écrire sur la lumière… »
III
qui veut tout écrire sur la lumière
périra sans doute aveugle
je le sais
à trop vouloir lire dans mes rêves
j’ai fini par fonder fertiles
des aubes surréelles où l’inconscient s’allume
longues heures d’insurrection
où je m’interdis de mentir
de changer de sommeil
ni de verbe igné
ni d’exil
souvent j’en veux aux mots
de n’être que langage
et non la respiration première
originelle
native natale
assurément sauvage
souffle monté des entrailles
sur lequel graver au burin acéré du dit
rumeurs conteuses des jours et des années
c’est alors que le vocabulaire prend corps
s’abandonne ravane* tendue
à un battement reptilien
mime une explosée chorégraphie d’images
reconnaissables à l’incandescence du feu seul
écrire pour la lumière
dans la lumière
emporté par ses secrets
qu’il ne faut pas taire
pour que le poème soit
souvent aussi
je ne sais que faire du silence
qui tôt ou tard doit hélas ! venir
nuit sur l’enfance
la plus heureuse contrebande
nuit sur la femme nue
porteuse de paroles d’eau
de feuilles et de voyages
nuit sur le mémorable
nuit !
comment alors célébrer
l’office des midis océans
si la vague n’est folle
si sel et brise d’embrun
n’ont plus don d’onction ?
IV
le temps serait donc venu des souvenirs
certains comptent tout ce qu’ils ont amassé d’inoubliable
d’autres le peu qu’ils ont sauvé de perdurable
je parle comme si s’annonce déjà le grand âge
mais de voix claire
sans césure inutile
pour moi le temps est venu
de ne plus me souvenir
jeu dérisoire que de relire
les yeux lourds de brumasse
à travers l’épaisseur de tant d’années
un cahier écorné
au papier chiffonné
auquel il manque des pages
qu’aucune main étrangère
ni le vent n’a arrachées
c’est demain la mémoire !
je ne sais que faire d’un fatras même délicieux
ce ne sont que sanglots longs de seconds
voire troisièmes violons de l’automne
qui ne sauront même en vertu
du plus accommodant des métissages
bercer mon cœur de langueurs monotones
mon séga** hérité de Guinée l’africaine
jamais ne me le pardonnerait.
en cette veille du Millénaire Trois je sais
le présent sonne souvent minuit à midi
où c’est toujours l’heure pour un enfant
de mourir de total dénuement
que personne ne regarde
lui-même dépossédé de son regard
avant qu’une balle
qu’un couteau
ne viennent encore et encore
saccager son corps déjà carcasse
ah ! Kateb tout ce sang sur le visage de Nedjma !
Hérode ne serait qu’un amateur
un apprenti bourreau
depuis les enchères ont grimpé
du nombreux à l’innombrable
recensements sans cesse falsifiés !
foules accusées d’enfance
coupables d’avance
égorgées d’avance
calcinées d’avance
Dieu ! que Jésus doit être seul
en l’absence de tous ces enfants
qu’Il invitait à venir à Lui !…
VI
comment ne pas voir béante
la blessure
comment ne pas lire
dans les yeux toute clarté
figée
suspendue
comment se détourner
de l’affliction
de la nudité
comment endiguer
les gestes d’une lente folie
celle des mains vides
oublieuses de toucher
corps en quarantaine
comment courir
où
vers quel ailleurs non assiégé
quelle prière dire autre que cri
quel silence autre que douleur ?
c’est l’enfance qu’on assassine !
l’œuvre en toi en moi en nous
pour aussi nûment qu’elle nous enchante
ou nous scarifie et nous brise
laisse de quoi bâtir et rebâtir
en temps et lieux autres que solitude
c’est qu’un vivant
n’est jamais tout à fait livré à lui-même
ne fut-ce que pour l’éclat
ou la tremblée lueur
qui persiste en lui
on dirait son propre souffle
feu ni visible ni dévorant
cependant vif assez pour contrer l’obscur
mais l’œuvre autour de nous de cendres
sur l’enfance un immense interdit !
mon enfance à moi
parolier précoce au soleil des salines
l’iode monté de la mer Indienne tel un défi
à l’encens apocryphe des usines à sucre
mon enfance de mots insurgés créoles
d’images plus crues que vert cresson
de nuits nourries de songes sorciers
conteurs de voyage dans des îles
au langage et aux gestes de grand vent
tout un théâtre dont j’inventais la parabase
afin que tous sachent que c’est moi
le rêveur scandant d’étranges versets
devançant l’écriture
mon enfance friande de fruits défendus
coupable de folie errante rêvée d’être vraie
déjà !
mon enfance que je ne voulais que propice
et voici que les jacarandas de septembre
au sud de l’Afrique dilapident leur bleu
et jardins places chemins rues sentiers
d’ici et de partout sont solitude
où l’enfance est niée
abattue
bois choisi pour inutile fournaise
cendres et os couleur nuit absolue
aveugles nuées d’une ivre bourrasque
écho d’un cri que peu veulent écouter
peur d’entendre emménager la mort
parfois oui parfois même dans mes rêves
j’ai honte de rêver d’aller sachant mon nom
parfois je demande l’aumône d’un ailleurs
où ne posséder ni pays ni parole ni mémoire…
*Ravane : grand tambour plat pour battre la mesure du séga,
danse des Mascareignes
** Séga : danse d’origine africaine des îles de l’océan indien
Agni, c’est demain la mémoire
Extraits, in Revue « Poésie 1 / Vagabondage, N°13, Mars 1998 »
Le cherche-midi éditeur, 1998
Du même auteur :
J’écris ces pages en vrac… » (27/02/2017)
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