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Le bar à poèmes
7 novembre 2015

André Rolland de Renéville (1903 – 1962) : « Dans le royaume des morts… »

139[1]

 

I

          Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent

de singuliers édifices. Je ne voudrais point y habiter pour tous les corps

du monde ! Dieu créa le labeur afin d’en modérer l’afflux. Les hommes

courbés sur une tâche,  et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir

de rêver jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des

quartiers de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la

machine prête à les broyer sur un beau rythme, ou sur le papier dont la

blancheur est un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la

pureté de leur domaine, les âmes de morts se font par jeu de grands

saluts comme des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec

horreur monter contre elles des murailles honteuses.

 

II

          La silhouette énorme de l’église nous étreignait de toute la force

de ses arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur.

Petite Anaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels

vos joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie

continua à se taire comme un chantier sous la pluie.

 

III

          Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais

bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu’on ne peut

prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire, et peint

en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il peut en surgir ! N’est-il pas affreux

se savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole ou d’une

ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer la porte du

placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré moi dans la nuit

une flore torturée se lève ; et si je ne parle que d’elle, c’est afin de ne pas

accélérer d’autres naissances…

 

Revue « Le Grand jeu, N° 1, Eté 1928 »

Chez Roger Vailland, Paris, 1928

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