André Rolland de Renéville (1903 – 1962) : « Dans le royaume des morts… »
I
Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent
de singuliers édifices. Je ne voudrais point y habiter pour tous les corps
du monde ! Dieu créa le labeur afin d’en modérer l’afflux. Les hommes
courbés sur une tâche, et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir
de rêver jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des
quartiers de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la
machine prête à les broyer sur un beau rythme, ou sur le papier dont la
blancheur est un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la
pureté de leur domaine, les âmes de morts se font par jeu de grands
saluts comme des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec
horreur monter contre elles des murailles honteuses.
II
La silhouette énorme de l’église nous étreignait de toute la force
de ses arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur.
Petite Anaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels
vos joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie
continua à se taire comme un chantier sous la pluie.
III
Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais
bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu’on ne peut
prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire, et peint
en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il peut en surgir ! N’est-il pas affreux
se savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole ou d’une
ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer la porte du
placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré moi dans la nuit
une flore torturée se lève ; et si je ne parle que d’elle, c’est afin de ne pas
accélérer d’autres naissances…
Revue « Le Grand jeu, N° 1, Eté 1928 »
Chez Roger Vailland, Paris, 1928