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Le bar à poèmes
25 septembre 2015

Victor Segalen (1878 – 1919) : Stèles face au Midi (II)

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Stèles face au Midi (II)

 

..........................................................

Ordre de marche

     Plus de stupeur ! Croyez-vous ces palais immobiles ? Lourds à l’égal des

bâtis occidentaux ? Assez longtemps ils ont accueilli notre venue : qu’ils s’en

viennent à nous, à leur tour.

     Debout, l’arche triomphale et sa bannière en horizon et sa devise : Porche

oscillant des nues. Des porteurs pour ses hampes droites ; des porteurs aux

hampes obliques. Qu’ils gonflent l’épaule, piétinant.

     Derrière, le pont en échine de bête arquée : d’un saut il franchira l’eau de

jade fuyant sous lui. Qu’on l’attelle à la voie du milieu déroulant son trait

impérial.

     A gauche et à droite, dans un mouvement balancé, riche d’équilibre,

marchent la Tour de la Cloche et la Tour du Tambour aux puissants cœurs

sonores de bois et d’airain sur leurs huit pieds éléphantins.

     Viennent ensuite les gardes lourdes des tripodes ; et s’ébranlent enfin les

poteaux du Palais au toit double ondulant comme un dais, soufflant de haut en

bas.

     Pour le démarrer, lâchez les cavaleries d’arêtes, les hordes montées aux

coins cornus. Et déroulez les nues des balustres, les flammes des piliers.

Laissez tourbillonner les feux, vibrer les écailles, se hérisser les crocs et les

sourcils du Dragon.

     Le beau cortège étalé par tant de règnes implore qui lui rendra sa vertu d’en-

allée. Il ne pèse plus : Il attend

     Qu’il se déploie !

 

* * *

     Seules immobiles contre le défilé, voici les Pierres mémoriales que nul

ordre de marche ne peut toucher ni ébranler.

     Elles demeurent.

 

Nominations

     Chaque officier, civil ou militaire, détient son titre dans l’Empire. De soi-

même le nom se glorifie ; le grade et la faveur grandissent : obtenir un emploi

du Prince, n’est-ce pas le plus noble but ?

     Je veux investir mes êtres familiers. Qu’ils n’envient plus rien désormais

aux Sages, aux Saints, aux conseillers et aux générations qui ne fuient pas

devant l’ennemi, - car je décide :

     Ce laurier fidèle et fleuri sera mon satellite ; ce pin qui m’observe et reste

droit est fait juge de seconde classe ; mon puits devient Grand Astrologue

puisqu’il voit le Ciel profond en plein jour.

     Reconnaissons que dans la basse-cour, ce volatile est Maître des

Cérémonies : n’a-t-il point, de par la naissance, la noble démarche du canard ?

 

* * *

     Ainsi, recevez de moi vos apanages, ô mes êtres familiers, et en raison de

vos qualités justes. Ici par le Fils du Ciel le Mont T’aï pour sa hauteur et son

poids déclaré Duc et gardien de l’Empire.

 

Départ

     Ici, l’Empire au centre du monde. La terre ouverte au labeur des vivants. Le

continent milieu des Quatre-Mers. La vie enclose, propice au juste, au bonheur,

à la conformité.

     Où les hommes se lèvent, se courbent, se saluent à la mesure de leurs rangs.

Où les frères connaissent leurs catégories : et tout s’ordonne sous l’influx

clarificateur du Ciel.

 

* * *

     Là, l’Occident miraculeux, plein de montagnes au-dessus des nuages ; avec

ses palais volants, ses temples légers, ses tours que le vent promène.

     Tout est prodige et tout inattendu : le confus s’agite : la reine aux Désirs

changeant tient sa cour. Nul être de raison jamais ne s’y aventure.

 

* * *

     Son âme, c’est vers Là que, par magie, Mou-wang l’a projetée en rêve.

C’est vers là qu’il veut porter ses pas.

     Avant que de quitter l’Empire pour rejoindre son âme, il en a fixé, d’Ici, le

départ.

 

Hommage à la raison

     J’enviais la Raison des hommes, qu’ils proclament peu faillible, et pour en

mesurer le bout, j’ai proposé : Le Dragon a tous les pouvoirs ; en même temps

il est long et court, deux et un, absent et ici, - et j’attendais un grand rire parmi

les hommes, - mais,

     Ils ont cru.

     J’ai proclamé ensuite par Edit : que le Ciel inconnaissable avait crevé jadis

comme une fleur étoilée, lançant au fond du Grand Vide ses pollens d’été, de

lunes, de soleils et de moments :

     Ils en ont fait un calendrier.

     J’ai décidé que tous les hommes sont d’un prix équivalent et d’une ardeur

égale, - inestimables, - et qu’il vaut mieux tuer le meilleur de ses chameaux de

bât que le chamelier boiteux qui se traîne. J’espérais un dénégateur, - mais,

     Ils ont dit oui.

     J’ai fait alors afficher par tout l’Empire que celui-ci n’existait plus, et que le

peuple, désormais Souverain, avait à se paître lui-même, les marques de gloire,

abolies, reprenant au chiffre un :

     Ils sont repartis de zéro.

 

* * *

     Alors, rendant grâce à leur confiance, et service à leur crédulité, j’ai

promulgué : Honorez les hommes dans l’homme et le reste en sa diversité.

     Et c’est alors qu’ils m’ont qualifié de rêveur, de traître, de régent, dépossédé

par le Ciel de sa vertu et de son trône.

 

Edit funéraire

     Moi l’Empereur ordonne ma sépulture : cette montagne hospitalière, le

champ qu’elle entoure est heureux. Le vent et l’eau dans les veines de la terre

et les plaines du vent sont propices ici. Ce tombeau agréable sera le mien .

 

* * *

     Barrez donc la vallée entière d’une arche quintuple : tout ce qui passe est

ennobli.

     Etendez la longue allée honorifique : - des bêtes ; des monstres ; des

hommes.

     Levez là-bas le haut fort crénelé. Percez le trou solide au plein du mont.

     Ma demeure est forte. J’y pénètre. M’y voici. Et refermez la porte, et

maçonnez l’espace devant elle. Murez le chemin aux vivants. 

 

* * *

     Je suis sans désir de retour, sans regrets, sans hâte et sans haleine. Je

n’étouffe pas Je ne gémis point. Je règne avec douceur et mon palais noir

est plaisant.

     Certes la mort est plaisante et noble et douce. La mort est fort habitable. J’habite dans la mort et m’y complais.

 

* * *

     Cependant, laissez vivre, là, ce petit village paysan. Je veux humer la

fumée qu’ils allument dans le soir.

     Et j’écouterai des paroles.

 

Miroirs

     Ts’aï-yu se mire dans l’argent poli afin d’ajuster ses bandeaux noirs et les

perles sur ses bandeaux.

     Ou si le rouge est trop pâle aux yeux, ou l’huile blanche trop luisante aux

joues, le miroir, avec un sourire, l’avertit.

     Le Conseiller s’admire dans l’histoire, vase lucide où tout vient s’éclairer :

marches des arrivées, paroles des Sages, trouble des constellations.

     Le reflet qu’il en reçoit ordonne sa conduite.

     Je n’ai point de bandeaux ni perles, et pas d’exploits à accomplir. Pour

régler ma vie singulière, je me contemple seul en mon ami quotidien.

     Son visage, - mieux qu’argent ou récits antiques – m’apprend ma vertu

d’aujourd’hui

 

Jade faux

     O fourberie d’une amitié parfaite ! Sonorités sournoises d’un double écho

de l’un à l’autre cœur !

     Nous aimions, nous décidions en la même confiance : l’un à l’autre fidèles

en termes plus clair que le grand ciel sec de l’hiver.

     Las ! le mauvais printemps est venu, et le vent trouble et le sable en

tourmente jaune. J’avais promis,

     Je n’ai pas tenu. L’écho s’étouffe. C’est fini. – Ce jour glorieux d’abandon,

ah ! que n’ai-je été dur et sourd et sans paroles !

     O générosité fourbe, jade faux blessant au cœur plus que l’indifférence au

coeur de porcelaine !

 

Des lointains

     Des lointains, des si lointains j’accours, ami, vers toi, le plus cher. Mes pas

ont dépecé l’horrible espace entre nous.

     De longtemps nos pensers n’habitaient plus le même instant du monde : les

voici à nouveau sous les mêmes influx, pénétrés des mêmes rayons.

 

* * *

     Tu ne réponds pas. Tu observes. Qu’ai-je déjà commis d’inopportun ?

Sommes-nous bien réunis : est-ce bien toi, le plus cher ?

     Nos yeux se sont manqués. Nos gestes n’ont plus de symétrie. Nous nous

épions à la dérobée comme des inconnus ou des chiens qui vont mordre.

     Quelque chose nous sépare. Notre vieille amitié se tient entre nous comme

un mort étranglé par nous. Nous la portons d’un commun fardeau, lourde et

froide.

 

* * *

     Ha ! hardiment retuons-la ! Et pour les heures naissantes, prudemment

composons une vivace et nouvelle amitié.

     Le voulez-vous, ô mon nouvel ami, frère de mon âme future ?

 

A celui-là

     A celui-là qui parvient jusqu’ici malgré les détours et les faux pas ; au

compagnon qui me livre ses yeux, - que livrer en échange de ce

compagnonnage ?

     Non pas mon dévouement : le Prince est là : je suis tout entier pour le

Prince. La servitude glorieuse pèse sur chacun de mes gestes comme le sceau

sur l’acte impérial et le tribut.

     Non pas ma tendresse et de faibles émois : sachez qu’elle les garde et boit

jalousement toutes les fraîches gouttes écloses de mon âme.

     Non pas enfin l’ardeur d’une mort filiale : cela ne m’appartient pas car le

père de mes jours est vivant.

 

* * *

     A celui qui me dévisage et m’observe amicalement : à celui comme une

caverne en qui retentit mon aboi,

     Je propose ma vie singulière : seule ma vie est à moi. – Qu’il vienne plus

avant. Qu’il écoute plus profondément :

     Là-même où ni père ni amante ni le Prince lui-même ne pourront accéder

jamais.

 

Trahison fidèle

     Tu as écrit : « Me voici, fidèle à l’écho de ma voix, taciturne, inexprimé. »

Je sais mon âme tendue juste au gré des soies chantantes de mon luth :

     C’est pour toi seul que je joue.

     Ecoute en abandon et le son et l’ombre du son dans la conque de la mer où

tout plonge. Ne dis pas qu’il se pourrait qu’un jour tu entendisses moins

délicatement !

     Ne le dis pas. Car j’affirme alors, détourné de toi, chercher ailleurs qu’en

toi-même le répons révélé par toi. Et j’irai, criant aux quatre espaces :

     Tu m’as entendu, tu m’as connu, je ne puis pas vivre dans le silence. Même

auprès de cet autre que voici, c’est encore,

     C’est pour toi seul que je joue.

 

Sans méprise

     Comme le geste au carrefour accusant la bonne route, préserve des faux pas

et des heurts, - que ceci, non équivoque, fixe amicalement l’Orient pur.

     Empressés autour d’elle, si mes pas ont si vite accompagné ses pas, -

Echangés avec elle, si mes yeux ont trop souvent cherché le scintillant ou

l’ombre de ses yeux,

     Si ma main touchant sa main, si tout en moi rapproché d’elle a parfois

composé la forme du désir implorant,

     Ce n’est point, - hélas, et vraiment, - pour l’amour injurieux et vain de moi

vers elle, mais par respect, par grâce, par amour.

     De l’amour qui est en elle vers un autre, - lui

 

Vampire

     Ami, ami, j’ai couché ton corps dans un cercueil au beau vernis rouge qui

m’a coûté beaucoup d’argent ;

     J’ai conduit ton âme, par son nom familier, sur la tablette que voici que

j’entoure de mes soins ;

     Mais plus ne doit m’occuper de ta personne : « Traiter ce qui vit comme

mort, quelle faute d’humanité !

     Traiter ce qui est mort comme vivant, quelle absence de discrétion ! Quel

risque de former un être équivoque ! »

 

* * *

     Ami, ami, malgré les principes, je ne puis te délaisser. Je formerai donc un

être équivoque : ni génie, ni mort, ni vivant. Entends-moi :

     S’il te plaît de sucer encor la vie au goût sucré, aux acres épices ;

     S’il te plaît de battre des paupières, d’aspirer dans ta poitrine et de

frissonner sous ta peau, entends-moi :

     Deviens mon Vampire, ami, et chaque nuit, sans trouble et sans hâte,

gonfle-toi de la chaude boisson de mon  cœur.

 

Stèles,

Pékin, 1912

Du même auteur :

Stèles face au Midi (I) (25/09/2014)

Stèles orientées (06/09/2016)

Tô-Bod (05/09/2017)

   Stèles occidentées (05/09/2018)

Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)

 Vent des Royaumes (05/09/2020)

 

 

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