Hendrik Cramer (1884 – 1944) : Théâtre
Théâtre
Au-dedans de la terre, sous les pas de chacun de nous, habite une
femme qui a vécu d’innombrables vies. Elle repose telle un bloc de
bois noir dans la crypte du sommeil. Sa respiration est imperceptible
comme celle des plantes, celle de l’espace. Sa vie n’a peut-être ni
plus ni moins de réalité que la vie apparente d’une statue couchée qui
exprime notre conscience la plus profonde. Quelques-uns l’ont
approchée; ils sont descendus jusqu’à elle le long de l’escalier
précipité de leurs soupirs. En sa présence une angoisse les étranglait.
Ils venaient pour être consolés ou acquérir des certitudes, heurter un
sol ferme sous leurs pas – et ils étaient trompés.
La femme est allongée dans l'abîme comme une dormeuse éveillée.
Son sommeil est veille, sa veille sommeil. Nous sentons que ses yeux
mi-clos cachent le secret de notre être, mais qu'il ne nous est pas donné,
au moins durant la vie, de lire en eux. Parfois son sommeil semble une
feinte ; alors la rage nous envahit. Et toujours se forme sur nos lèvres la
parole qui saurait la réveiller, mais cette parole, nous ne pouvons la
prononcer. Plus d'un mourant rencontre la femme des ténèbres dans le
tumulte des dernières heures et vit avec elle une de ses innombrables
vies. Elle apparaît alors en libératrice et donne le pressentiment de la
vraie mort. Elle lui permet de découvrir l'Inouï, porte ouverte sur la vie
éternelle. Les circonstances de cette grande rencontre sont différentes
pour chaque homme. Parfois elles sont liées à un incident d'enfance et
se développent alors avec la logique propre à la vision. Chaque pas dans
cette nouvelle vie devient un pas inévitable sur la route de l'Inouï
Les Cahiers du Sud, N°241, Décembre 1941