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Le bar à poèmes
25 août 2015

Salmon Monny de Boully (1904 – 1968) : Er l’Arménien

monnydeboully[1]

 

Er l'Aménien

I

— « Assez souffert ! Assez souffert !

« Ils n'ont pas tous péri de soif en ce désert,

« De faim, de soif et de fatigue,

« En ce désert, 

« Tous ceux qui pas à pas abandonnèrent

« Leur goutte d'eau, leur grain de blé

« Aux noirs vautours, d'avant le point du jour.

« Moi qui te parle et qui reviens de loin, 

« Oh de très loin,

« Au seuil de ta demeure où j'entre sans frapper, 

« Aurais-je donc fini mon douloureux voyage ? 

« Mais en éveil dès ton réveil, retiens déjà mon nom : 

« Je suis Er l'Arménien, 

« Guerrier barbare et mal nommé, 

« Vainqueur dans la bataille ; vaincu par le destin. »

 

 

Assis à mon chevet,

Celui qui me parlait ainsi 

Depuis combien de longs instants guettait-il mon sommeil ? 

Nous sommes quelques-uns — amis et frères de toujours — 

A ne jamais, perdus et solitaires, nous enfermer à clef.

Chez nous, l'on entre sans frapper.

 

 

Assis à mon chevet, 

Celui qui me parlait ainsi 

N'était encore qu'un inconnu ;

Mais cette voix très blanche,

Ces yeux très blancs sous les paupières blanches 

Dans quel vieux temps, du fond de quel abîme

M'ont-ils suivi de leur reproche blanc ?

C'était à peine une ombre, 

Assise à mon chevet,

C'était une ombre éteinte et blanche,

C'était une âme en peine, 

Un spectre blanc parmi les tombes blanches,

Un front d'argent penché sur un cercueil de neige,

C'était peut-être un homme en peine,

L'ami, le frère de toujours...

 

II

 

... Lui dis-je quelque chose? 

(Si vaines, les paroles qu'autrefois j'aurais dû dire, 

En vérité, le plus souvent lui furent tues...) 

Dans le désert sans piste où nous errons sans guide,

Le mal de notre attente est sans remède.

Sera-t-il moins cruel sur une terre comble ?

La bouche amère et grelottant, n'osant ouvrir les yeux, 

— Et la lumière de midi brûlait mes cils — 

Brûlant, n'osant encore croire au trop soudain réveil,

Entre les bras de cette fièvre, n'ai-je point failli rester ?

 

 

Oh que l'on vienne avant les grands oiseaux du soir, 

Oh que l'on vienne m'arracher aux affres de moi-même !

Qu'il soit le bienvenu, 

Lorsque je dors du lourd sommeil des morts,

Qu'il soit le bienvenu, l'ami que ne détourne pas mon toit !

 

Alors se lève radieuse,

Elle se lève alors, inoubliable,

L'aurore de la vieille, très vieille et plus certaine chaque jour

   merveille...

... Alors, pétale par pétale, comme un essaim de lèvres pâles, 

Alors, de feuille en feuille, l'herbe se colore à cette fête,

Les pauvres fleurs fanées redressent lentement la tête

Au sûr appel d'un ciel où saigne un trou d'étoile.

Tristesse et allégresse, insulte et récompense, les larmes et

   le rire,

Qu'importe ! Nul visage ne porte désormais les rides son âge,

Nos traits s'effacent dans l'envol des heures

Et les paroles qu'autrefois j'aurais dû dire 

Redisent le silence d'autrefois.

 

III

 

— « Assez souffert, te dis-je, assez souffert !

« Dans les buissons ardents de tes poumons, 

« Se cachent, froids comme sera ton coeur après la vie,

« Après la mort,

« Des noeuds tranquilles de serpents, 

« Aux fifres de leurs sifflements, aux tintements de leurs

    sonnettes,

« Ils te feront danser, mon frère.

« Ils te feront danser l'éternité durant !

« Dehors, la horde des vivants t'enseignera la route.

« Allons ! debout ! le soir approche !

« Sinon, adieu le monde, 

« Adieu l'espoir de nous revoir en ce bas monde.

« Car, à travers le feu qui te consume, il te faudra sauter sans

   plus tarder,

« Si tu ne veux (et tu pourrais vouloir),

 

« Aux portes de la nuit, si tu ne veux, 

« Parmi ta propre flamme, t'éteindre et disparaître.

« Depuis l'instant terrible de ma renaissance sur le bûcher des

   funérailles,

« Marchant, courant et m'arrêtant,

« Couvert de sang et de poussière,

« J'attends que seulement résonne le même écho de la bataille

« Pour accomplir ma destinée et repartir.

« A l'heure s'écoulant au sablier des heures, 

« Malheur à ceux qui — malheureux — trahissent l'heure !

« Leurs jours s'égrènent comme des minutes,

« Leurs ans déferlent comme un flot de jours,

« Les siècles passent comme les saisons,

« Malheur, malheur aux orphelins de la durée !...

 

 

 

... Et cependant... Et cependant, 

Assis à ton chevet et te parlant,

J'attends, j'attends que seulement revienne le terrible instant

De l'agonie et de la paix d'antan...

 

Mais pour sauver ton âme en te sauvant,

Mon frère, il est encore temps. 

Allons ! debout ! le soir approche !

Avant que ne te soit donné le droit du dernier choix,

Délivre-toi ! »

 

Éd. Sagesse,  Lib. Tschann, Paris, s. d. [1937]

 

Du même auteur : Les Moyens de l’Être (01/09/2016)

 

 

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