Denis Roche, âgé de cinquante-deux ans, mort le 26 mars
1990, à dix heures du matin à la suite d’une apoplexie foudroyante,
enterré le 27, fut exhumé le 27 janvier 1991, à onze heures du
matin, neuf mois et cinq jours après l’inhumation.
Bière. Au moment de l’inhumation, le couvercle étant perdu, fut
remplacé par des planches mal jointes, de sorte que la terre avait
pénétré dans l’intérieur, et remplissait les vides entres ses parois
latérales et le cadavre, et couvrait les jambes, la bouche et les orbites.
Les parois latérales de cette bière, d’environ quatre à cinq lignes
d’épaisseur, étaient entières, quoique brisées intérieurement au
côté droit ; l’humidité les avait fait déjeter en dehors seulement de
la partie inférieure, et les avait tellement amollies qu’elles se
rompaient par le plus léger effort de la main ; la terre les imprégnait
presque partout, et il n’y avait de moisissures et de colorations noires
que dans les points où la terre manquait. Le couvercle, ou, pour mieux
dire, les planches qui en tenaient lieu étaient maculées de noir et
parsemées de moisissures blanches.
Serpillère. Elle était presque entièrement détruite ; les portions restantes
s’enlevaient facilement en filaments comme du fumier.
Aspect extérieur du cadavre. Le cadavre n’est pas réduit au squelette,
si ce n’est au crâne et à la partie supérieure de la face ; mais les chairs
restantes sont imprégnées de terre dans certains endroits ; ces parties
molles forment un magma sec, et comme cartonné dans plusieurs points,
un peu plus humide dans d’autres : çà et là, cependant, les os sont en
partie dénudés, savoir : au sternum, à l’extrémité sternale des côtes, aux
clavicules, aux radius, et à une partie des mains qui sont appliquées sur
la région pubienne, aux rotules et aux tibias. La teinte générale de la
partie antérieure du cadavre est d’un jaune terreux brun, parsemé de
maculations noirâtres et d’un vert foncé, beaucoup plus humide que
celle-ci, est remplie de vers ; les muscles des gouttières vertébrales
humides, souples et réduits à leur partie aponévrotique sont reconnaissables
comme muscles, et contrastes sous ce point de vue avec les autres muscles
du corps, que nous avons dit être desséchés et comme cartonnés.
Tête. La tête penchée sur l’épaule gauche, est dépouillée de parties
molles, excepté à la partie inférieure de la face ; le crâne est couvert en
arrière de cheveux blancs, imprégnés de terre et mêlés de débris de la
serpillière, qui forment une sorte de magma appliqué seulement aux os
de cette partie, sans y adhérer. Toute la surface de ce crâne est souillée
de terre ; on en détache en plusieurs endroits une pellicule blanchâtre et
lisse intérieurement , d’un jaune-brun à l’extérieur, où elle est garnie de
cheveux qui y sont implantés et non collés ; cette pellicule, qui a l’épaisseur
et la consistance du parchemin, est évidemment le débris des parties
molles de la région qu’elle occupe. Les orbites, la fosse nasale et la
bouche, sont remplies de terres aux fosses temporales, les parties molles
qui y existent sont réduites à une masse membraneuse d’un brun peu
foncé, poreuse , filandreuse, assez desséchée et qui se continue sur
l’arcade zygomatique aussi bien qu’en dessous : il est impossible de
reconnaître dans cette masse chacune des parties molles dont elle
provient ; l’arcade sourcilière est dépouillée ; la fosse canine droite
présente quelques débris de parties molles, mêlées de terre et toujours
sous la forme de cette masse brunâtre dont nous venons de parler, et
qui se continue jusqu’à la région parotidienne du même côté, où
elle offre extérieurement les poils des favoris qui y sont implantés ;
la fosse canine gauche, dépouillée, est de couleur noirâtre ; la bouche
est grandement ouverte ; il n’y a plus de lèvres : on trouve dans sa cavité
une portion membraneuse brunâtre, desséchée, qui y est tombée, et
qui est un reste de la joue droite, car on voit à sa surface les poils des
favoris. Au fond de la bouche apparaît la colonne vertébrale, recouverte
en partie d’une couche membraneuse de même nature et aspect, et
provenant aussi des parties molles de cette cavité. La mâchoire inférieure
est dépouillée dans sa branche montante droite, recouverte encore
d’une couche brune membraneuse, mollasse, garnie de barbe dans sa
branche horizontale droite, tandis que les deux branches montante et horizontale
gauches sont dénudées. Cette mâchoire présente deux dents, que l’on arrache
facilement, et qui sont jaunes et demi-transparentes ; leurs racines se laissent
couper avec effort comme de la corne très dure. L’articulation temporo-
maxillaire est détruite, et les débris des parties molles seuls retiennent l’os.
En enlevant l’os maxillaire inférieur, on trouve derrière les apophyses
ptérigoïdes une matière noirâtre, plus légère que de l’éponge,
semblable à des flocons de suie, et qui provient évidemment des
parties musculaires de cette région, car on distingue encore dans
l’intérieur des feuillets membraneux organiques. Le cerveau et le
cervelet occupent à peu près les deux tiers de la cavité du crâne,
sous forme d’une masse excessivement fétide, diffluente, pultacée,
de couleur verte et noire par places, dans laquelle il est possible
de distinguer çà et là, mais avec peine, les deux substances. Il n’est
plus permis de reconnaître le cervelet, ni à plus forte raison les
divers organes qui composent l’encéphale : on ne trouve plus
de traces de l’apoplexie foudroyante qui avait causé la mort.
La dure-mère existe sous forme d’une membrane d’un aspect
nacré, de couleur bleuâtre et d’une consistance assez ferme :
on dirait presque qu’elle est à l’état normal ; elle est séparée
de l’encéphale par une quantité innombrable de vers blancs,
d’environ quatre à cinq lignes de long. Il n’y a plus de moelle
épinière.
Col. Les vertèbres cervicales supérieures sont visibles,
quoiqu’en partie recouvertes par une légère couche membraneuse
de couleur d’ocre : au niveau de la sixième de ces vertèbres existe
une masse brunâtre, faisant saillie, dans laquelle on trouve les
cartilages cricoïde et thyroïde, ainsi que les parties molles internes
du larynx saponifiées. Depuis cette saillie jusqu’au sternum, et dans
les plis et vides latéraux qui séparent le col des clavicules et de la
partie supérieure du thorax, on voit des débris de parties molles,
d’un brun foncé, noirâtre, desséchées et feuilletées à gauche, tandis
qu’à droite elles sont d’une couleur moins foncée et offrent dans
certains points des plaques blanches, comme plâtreuses. Ces diverses
masses enlevées, on aperçoit à la partie inférieure du col une ouverture
parfaitement ronde, qui correspond à la trachée-artère dont on trouve à
peine des traces.
Thorax. Le sternum est enfoncé intérieurement ; il conserve
supérieurement, en apparence, ses attaches aux clavicules et aux côtes,
dont on peut le séparer avec facilité. La paroi latérale droite est plus
dépouillée, et l’intérieur du thorax paraît à jour dans plusieurs
points ; les côtes de ce côté sont séparées, pour la plupart, les unes
des autres par la destruction des muscles intercostaux ; les cartilages
sternaux sont souples, noirs à l’extérieur, gris, et humides à l’intérieur ;
lorsqu’on les casse, on voit qu’ils sont criblés de petits trous, et qu’une
portion de leur substance intérieure est détruite.
Les deux côtés de la poitrine paraissent vides, si ce n’est qu’ils
renferment un peu de terre et beaucoup de petites mouches. Ils sont
noirâtres, comme enfumés et charbonnés : on trouve sur la saillie des
vertèbres dorsales une pellicule noire, mince se prolongeant sur les
côtés comme si elle allait tapisser la cavité : lorsqu’on la soulève,
et qu’elle se subdivise en plusieurs feuillets ; percés de trous, qui leur
donnent l’aspect de lames mince d’éponges qui auraient été noircies ;
la portion qui occupe le côté gauche est plus épaisse, et les feuillets
qui la composent sont plus humides, et ressemblent à du cambouis
noirâtre et luisant : du reste, il est impossible de retrouver dans
cette pellicule un vestige reconnaissable des viscères thoraciques
dont à coup sûr elle provient. Là où les parois thoraciques sont mieux
conservées, c’est-à-dire, à gauche, sous la pellicule noirâtre dont nous
venons de parler, et en contact immédiat avec les os, on remarque une
membrane humide dans certains points, sèche dans d’autres, qui doit
être la plèvre : elle est grise par plaques, brune, dans quelques parties,
demi-transparente, et peut être facilement séparée des muscles
intercostaux desséchés. Les articulations postérieures des côtes
sont détruites et ses os ne sont maintenus dans leurs rapports que par
les débris des parties molles. Les vertèbre tiennent entre elles, bien que
plusieurs offrent des écartements entre leurs corps.
Abdomen. Il est affaissé, recouvert de terre, de débris de serpillère
et de chrysalides : antérieurement, il est de couleur jaune-brun,
excepté aux fosses iliaques, où l’on voit des moisissures blanches.
La paroi abdominale antérieure est collée au rachis ; on la détache
sur les côtés, où elle existe sous forme d’une couche membraneuse,
feuilletée, d’un rouge noirâtre à l’intérieur et encroûtée de gras de
gras de cadavre à l’extérieur. Les organes abdominaux , considérablement
diminués de volume, ne sont nullement reconnaissables au premier abord ;
on les trouve dans chacun des côtés de l’abdomen, sous forme d’une masse
feuilletée, desséchée, excepté à l’intérieur, où elle est un peu humide et
remplie de vers, et que l’on peut réduire en filaments coralliformes : dans
un point de cette masse seulement on peut découvrir encore comme un
commencement du tube intestinal.
Bassin. Les parties génitales sont détruites au point qu’on ne peut
reconnaître le sexe. Le pubis est couvert de poils, qui sont accolés à
cette masse feuilletée et carbonée à laquelle sont partout réduites les
parties molles. Il n’est pas plus possible de distinguer dans la cavité
du bassin les viscères qui y sont contenus, qu’on ne l’a fait dans la
cavité abdominale ; ils sont en effet transformés aussi en cette matière
feuilletée et desséchée, déjà signalée tant de fois.
Membres supérieurs. Ces membres sont placés sur les côtés du
corps de manière à ce que les avant-bras et les mains reposent sur
l’abdomen, sur les os des îles, sur la partie antérieure du pubis et
sur le haut des cuisses. Les épaules, les bras, l’avant-bras et les mains
tiennent ensemble : les clavicules sont maintenues dans leur position
sur les parties molles, qui sont réduites à une sorte de cartonnage, des
portions membraneuses, ayant cette même apparence cartonnée et
filandreuse, débris évidents des muscles adducteurs du bras, unissent
ces membres au thorax. A gauche, l’articulation scapulo-humérale,
l’humérus et l’articulation cubito-humérale sont recouverts d’une
couche filandreuse, comme celluleuse, grasse au toucher, d’un pouce
d’épaisseur dans beaucoup d’endroits laquelle, extérieurement, a comme
une croûte formée par du gras de cadavre et qui, intérieurement,
ressemble à du bois pourri si ce n’est que les filaments sont plus
humides, et qu’il est possible de distinguer çà et là qu’ils sont de
nature animale, les os de l’avant-bras sont également couverts d’une
couche semblable, mais plus mince et sans croûte savonneuse, et
dans l’intérieur de laquelle on distingue des tendons desséchés,
jaunâtres et transparents : la surface de cette couche est parsemée
de moisissures blanches. La main, comme incrustée sur la partie
du bassin où elle repose, paraît entière, d’un gris bleuâtre, mêlée
de brun et de moisissures blanches : quand on veut la détacher,
ses divers os se séparent, et l’on voit qu’il existe dans leurs
intervalles du gras de cadavre sec, jaunâtre, qui les liait entre eux,
et dans lequel on trouve quelques débris membraneux : ces os
laissent au-dessous d’eux le parties molles de la main, formant
une masse unique, membraneuse, dont une portion est transformée
en gras, et qui se réduisent en plusieurs feuillets secs, dans lesquels
on reconnaît des tendons. A droite, la main est de couleur plus
foncée, et déjà plusieurs de ses os sont séparés. Les diverses
articulations du membre droit ne sont maintenues que par les parties
molles environnantes, analogues à celles du côté gauche, mais qui
sont un peu moins desséchées. L’articulation scapulo-humérale
présente évidemment l’attache de la longue portion du biceps,
tandis qu’on ne remarque rien de semblable de l’autre côté. On
trouve encore dans quelques articulations du membre droit des
parties de cartilage.
Membres inférieurs. Ils sont entiers en apparence et tiennent
ensemble : on voit à la partie supérieure et latérale de la cuisse
une masse musculaire desséchée, offrant la même structure qu’aux
bras, recouverte aussi d’une couche de gras, avec cette différence
qu’on y trouve de la moisissure blanche, vert-bouteille et même
vert de gris. Le fémur est à nu antérieurement et vers son milieu ;
la rotule et les tibias des deux côtés sont également dénudés ; les
masses musculaires restantes en assez grande quantité à la partie
postérieure des jambes sont beaucoup moins desséchées qu’à la
cuisse. Les articulations du genou sont remplies de vers : les
ligaments croisés, de couleur jaune, ont encore assez de résistance.
On trouve des traces de cartilages sur les surfaces articulaires ; ils
sont assez consistants dans certains points, tandis que dans d’autres
ils sont réduits à une sorte de bouillie brune. Les cartilages semi-
lunaires son en parties détruits. Le pied droit existe tout entier
jusqu’aux phalanges ; les os qui le composent ; unis par des portions
filamenteuses, membraneuses, saponifiées, d’un blanc jaunâtre à
l’extérieur, se détachent très facilement. Il en est de même pour le
pied gauche, qui cependant présente encore les deux premières
phalanges.
Système osseux. Les os longs, d’un jaune-brun à l’extérieur, sont de
couleur naturelle à l’intérieur ; ils ont conservé leur structure et leur
consistance. On trouve dans le canal médullaire une substance blanche,
molle et grasse. Les os courts ne sont pas plus spongieux qu’à l’état
normal ; mais ils sont plus secs à l’intérieur.
Si je raconte tout cela, c’est parce que, « si je t’exposais ma
philosophie de la vie, tu te précipiterais chez le procureur général, tu
alerterais la Commission des activités anti-américaines, le F.B.I., le
Guépéou, la Yellow Press, le Ku-Klux-Klan, les Leaders des Prolétaires
du Monde… Ou bien alors, tu prendrais simplement le large… »
Introduction à ANUS I
In, Daniel Busto : « Les progrès de la mécanique, roman d’aventures »
Editions Pierre-Jean Oswald, 1975