Au pipirite chantant
Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et
dessine dans l’air, sur les pas du soleil, une image d’homme en
croix étreignant la vie
Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir
salué l’azur trempé de lumière, il arrose d’oraison la montagne
oubliée, sans faveurs, sans engrais
Au pipirite chantant pèse la menace d’un retour des larmes
Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres des
plantations
Si revient hier que ferons-nous ?
Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l’aurore
pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses
cauchemars
Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés
Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,
le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison
de l’aube
Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge
dans la glèbe ses doigts magiques
Le paysan haïtien sait se lever le matin pour aller ensevelir un
songe, un souhait
Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par
les yeux des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant
des feux du ciel
Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la
nuit et va conter à la terre ses misères dans l’animation d’une
chandelle
Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu’au vertige
du geste, à l’insurrection des herbages plutôt qu’aux prodiges
du sermonnaire
Car il méprise la mémoire et fabrique des projets
Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées
Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches
des jeunes pousses
A la barbe des dieux, un baume infatigable enchante les feuillages,
murmure dans les ruisseaux, s’enracine dans le sol, babille dans
les basse-cours, rugit dans l’océan, épie les hommes et azure
l’horizon
Et le paysan accuse destin baigné de nuit, journées sans arôme,
sommeil lavé de larmes et vie aux fibres brisées
Au pipirite chantant dans l’eau pure de la source, le paysan se
rase, rafraîchit ses jours et attend la caresse du soleil
Au pipirite chantant ce prince d’avant-jour s’habille d’innocence,
agrippe les sentiers et bénit l’existence
Et le sursaut de ses efforts exalte les vergers repus de germes,
d’épis, de sueurs humaines
Dans le roucoulement de l’aube
Sa femme endiablée, sonore de mal-aise, pressait les pas
de la grâce
Debout avant le jour dans les éclats d’un songe
Cheveux dénoués, narines inquiètes tâtant les miettes de
la vie
Les yeux affamés de signes
Oreilles en alerte, intrépides, mesurant le champ du silence,
explorant le ressac des heures, en vérité attentives à
toutes les rafales des ondes
La mère, la mère debout a fait le tour de la maison
Saoulée, sans sourire et sans sexe, sans loisirs, sans désirs,
elle s’attaquait aux vapeurs de la peur, aux serrures de la
solitude, aux peines qui fleurissaient dans l’aube
Elle murmurait, repassait, débrouillait un cauchemar
Et les fumées de la foi jaillissaient camouflées des coloris
de l’enfer, tannées, perdues dans l’estuaire des tempes,
soufflées par la soif
Ainsi pour elle commençait le blasphème
Car un mot effrité est un monde chaviré, une parole délavée,
une poitrine offensée, un plaisir englouti, un levain contrarié
Pour cette mère se levait la vie
De son jeûne surgissaient des souvenirs saccagés, des gisements
d’impatience,
Et toutes les mères souffraient dans une savane somptueuse parmi
les anolis, les assises des termites, les tiques, les fourmis
Avant la pointe du jour cette mère méditait
Sur la matrice plus féconde que la terre
Sur les pousses et les gousses de son corps
Sur le sang noir de chaque lunaison
Sur les volcans qu’animent ses hanches
Cette mère hélait la vie, la blâmait, mesurant le brisement
de ses jouissances
Elle étourdissait la foi
Ses jours sculptaient un amas de tessons
Ses efforts offusquaient le sort
L’enfer dans son foyer jappait
Et qui peut accomplir les desseins de l’enfer si ce n’est le
démon lui-même
Le diable tonnait
L’héritière de l’enfer chantait
Elle brassait sa raison poivrée dans la fanfare des funérailles
Le diable l’a purifiée et elle s’est endiablée
Pour le sommeil et le pain de ses fils
Et l’arbre à pain lui tint ce discours :
L’écorce de ma santé a grandi
Je suis le conquérant des îles
Géant et généreux
Paré comme de cheveux froissés
Comme une aigrette rebelle
Hérissé d’humeurs, de prodiges
Vêtu de la chair même du jour
Ma frondaison assiste au repos du midi
Entrailles roses des sanglots du monde
Comme un pain de sève silencieuse
Huppé comme une comète j’écoute les débats du soir
Et ma ramure, mon aubier, mon pied et mon houppier décousent les
les contes, les plaintes, remuent l’impact de la vision et raniment les rêves
Mon front mesure l’élan de tout vœu
Car j’ai logé en tous ma chanson frissonnante
Et j’ai donné le plus actif de ma moelle au murmure de la faim
J’ai affecté d’éclat la souveraineté du corps
Mon épaule ivre délivre toute vertu
Ma peau, ma chair, lumière
Ma grandeur et ma houppe
Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue
Les voilà prêtes à la révolution
Je dis oui au souffle des Caraïbes
Je trafiquerai de la violence
J’effeuillerai le repos
Comme le soleil baignant la terre
Comme les piquants dérouillant les pieds du voyageur
Nu, ailé, effilé
Je serai là le jour des grandes cérémonies
comme un sentier brillant, sensualité claire et vigile,
mouillé comme le désir alerte et boursouflé
Je protègerai les outrés et les insoumis,
les indignés et les émeutiers
Mes fruits par grappe se livreront
La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes
Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents
Et sur tout homme et sur toute vie je répandrai l’arôme
salace des grandes insurrections
Au piripite chantant chaque goutte de rosée, chaque branche
frémissante, le vent caressant les tonnelles, sont messagers
des esprits
Au piripite chantant la tristesse peint le cœur
L’espoir lui-même est sulfureux
La campagne avive ses mystères
Elle traque déjà ses morts
Son ventre est gros de portée de soucis
Les morts grandissent sous les vivants
Et la plaine d’Haïti a reçu son brin d’eau
L’eau de la source amenée par les canaux
L’eau du ciel comme un toit de rosée
L’eau des yeux comme un enfant sans pain
Le sang d’une mère happée par le délire
Au piripite chantant
In, Revue « Les Lettres Nouvelles »
Editions Denoël,1973