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Le bar à poèmes
29 juin 2015

Jean Métellus (1937 – 2014) : Au pipirite chantant (I)

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Au pipirite chantant

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et

   dessine dans l’air, sur les pas du soleil, une image d’homme en

   croix étreignant la vie

   Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir

   salué l’azur trempé de lumière, il arrose  d’oraison la montagne

   oubliée, sans faveurs, sans engrais 

Au pipirite chantant  pèse la menace d’un retour des larmes 

Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres des

   plantations

 

Si revient hier que ferons-nous ?

 

Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l’aurore

   pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses

   cauchemars

 

Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés    

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,

   le   parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison

   de l’aube

Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge

   dans la glèbe ses doigts magiques 

Le paysan haïtien sait se lever le matin  pour aller ensevelir un  

   songe, un souhait

Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par

   les yeux des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant 

   des feux du ciel

Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la

   nuit et va conter à la terre ses misères dans l’animation d’une

   chandelle

Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu’au vertige

   du geste, à l’insurrection des herbages plutôt qu’aux prodiges

   du sermonnaire

Car il méprise la mémoire et fabrique des projets

Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées

Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries  fraîches

   des jeunes pousses

 

A la barbe des dieux, un baume infatigable enchante les feuillages,

   murmure dans les ruisseaux, s’enracine dans le sol, babille dans

   les basse-cours, rugit dans l’océan, épie les hommes et azure

    l’horizon

 

Et le paysan accuse destin baigné de nuit, journées sans arôme, 

   sommeil lavé de larmes et vie aux fibres brisées

Au pipirite chantant dans l’eau pure de la source, le paysan se

   rase, rafraîchit ses jours et attend la caresse du soleil

Au pipirite chantant ce prince d’avant-jour s’habille d’innocence,

   agrippe les sentiers et bénit l’existence

Et le sursaut de ses efforts exalte les vergers repus de germes,

   d’épis, de sueurs humaines

 

Dans le roucoulement de l’aube

Sa femme endiablée, sonore de malaise,  pressait les pas

   de la grâce

Debout avant le jour dans les éclats d’un songe

Cheveux dénoués, narines inquiètes tâtant les miettes de

   la vie

Les yeux affamés de signes

Oreilles en alerte, intrépides, mesurant le champ du silence,

   explorant le ressac des heures, en vérité attentives à

   toutes les rafales des ondes

La mère, la mère debout a fait le tour de la maison

Saoulée, sans sourire et sans sexe, sans loisirs, sans désirs,

   elle s’attaquait aux vapeurs de la peur, aux serrures de la

   solitude, aux peines qui fleurissaient dans l’aube

Elle murmurait, repassait, débrouillait un cauchemar

Et les fumées de la foi jaillissaient camouflées des coloris

   de l’enfer, tannées, perdues dans l’estuaire des tempes,

   soufflées par la soif

Ainsi pour elle commençait le blasphème

Car un mot effrité est un monde chaviré, une parole délavée,

   une poitrine offensée, un plaisir englouti, un levain contrarié

Pour cette mère se levait la vie

De son jeûne surgissaient des souvenirs saccagés, des gisements

   d’impatience,

Et toutes les mères souffraient dans une savane somptueuse parmi

   les anolis, les assises des termites, les tiques, les fourmis

Avant la pointe du jour cette mère méditait

Sur la matrice plus féconde que la terre

Sur les pousses et les gousses de son corps

Sur le sang noir de chaque lunaison

Sur les volcans qu’animent ses hanches

Cette mère hélait la vie, la blâmait, mesurant le brisement

   de ses jouissances

Elle étourdissait la foi

Ses jours sculptaient un amas de tessons

Ses efforts offusquaient le sort

L’enfer dans son foyer jappait

Et qui peut accomplir les desseins de l’enfer si ce n’est le

   démon lui-même

Le diable tonnait

L’héritière de l’enfer chantait

Elle brassait sa raison poivrée dans la fanfare des funérailles

Le diable l’a purifiée et elle s’est endiablée

Pour le sommeil et le pain de ses fils

Et l’arbre à pain lui tint ce discours :

                      L’écorce de ma santé a grandi

                        Je suis le conquérant des îles

                                 Géant et généreux

                 Paré comme de cheveux froissés

                     Comme une aigrette rebelle

                 Hérissé d’humeurs, de prodiges

                 Vêtu de la chair même du jour

           Ma frondaison assiste au repos du midi

            Entrailles roses des sanglots du monde

              Comme un pain de sève silencieuse

Huppé comme une comète j’écoute les débats du soir

   Et ma ramure, mon aubier, mon pied et mon houppier décousent les

les contes, les plaintes, remuent l’impact de la vision et raniment les rêves

                                                                  Mon front mesure l’élan de tout vœu

Car j’ai logé en tous ma chanson frissonnante

Et j’ai donné le plus actif de ma moelle au murmure de la faim

           J’ai affecté d’éclat la souveraineté du corps

                 Mon épaule ivre délivre toute vertu

                       Ma peau, ma chair, lumière

                       Ma grandeur et ma houppe

Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue

                    Les voilà prêtes à la révolution

                 Je dis oui au souffle des Caraïbes

                     Je trafiquerai de la violence

                           J’effeuillerai le repos

                Comme le soleil baignant la terre

Comme les piquants dérouillant les pieds du voyageur

            Nu, ailé, effilé

            Je serai là le jour des grandes cérémonies

comme un sentier  brillant, sensualité claire et vigile,

mouillé comme le désir alerte et boursouflé

           Je protègerai les outrés et les insoumis,les indignés et les émeutiers

           Mes fruits par grappe se livreront

           La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes

           Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents

           Et sur tout homme et sur toute vie je répandrai l’arôme salace des

grandes insurrections

 

Au piripite chantant chaque goutte de rosée, chaque branche

   frémissante, le vent caressant les tonnelles, sont messagers

   des esprits

Au piripite chantant la tristesse peint le cœur

L’espoir lui-même est sulfureux

La campagne avive ses mystères

Elle traque déjà ses morts

Son ventre est gros de portées de soucis

Les morts grandissent sous les vivants

Et la plaine d’Haïti a reçu son brin d’eau

          L’eau de la source amenée par les canaux

          L’eau du ciel comme un toit de rosée

          L’eau des yeux d'un enfant sans pain

          Le sang d’une mère happée par le délire

 

Couleur, saveur, odeur ont voltigé sous la machette du paysan

Les flancs des mornes bâillent de colère

 

Les flèches du silence blessent présages et augures

Le paysan haïtien à grand goût d’un soir calme

Son bras retourne et meurtrit les sillons

Ses entrailles ont saccagé la ruche de ses rêves

La raillerie des cailloux terrifie sa démarche

Et toutes les herbes frémissent

Et voilà la braise s’allumer à sa langue et brûler les couches de sa joie

Et voilà l’aube brandir la menace éternelle de ne plus revenir

Et voilà dans la bouche de son frère un buisson bouillonnant d’injures où

     viennent se calciner les heures

Ce sont des écueils naufrageant l’espoir

Par la semelle fiévreuse de sa transe tressaille le message des devins

Et son cœur comme un courrier assoiffé guette des fleuves de santé, nourrit

     une étincelle de courage

Et disperse les graines au front même du vent

Les hounsis ont exhalé des oracles

 

Au pipirite chantant tout se meut dans ma tête

Je m’accroche à un fruit qui mûrit et aux champs que je peuple

Et mes forcent taillent dans la lumière une gerbe de folies

Elles harcèlent les fleurs du lointain

Ma déchirure se rue sur l’haleine des vergers

Et l’angoisse danse dans l’oasis de mon âme

 

Et tout vibre vêtu de tristesse

Tachant l’aurore de mes sens

Eventant des visions inouïes

 

Que me veux-tu cauchemar ?

Te nommerai-je délivrance

Toi la moelle de mes malheurs

Comme une écharde éprise de liberté

Tu t’éveilles toujours au lieu de mes passions

Cheminant auprès de mon souffle

Gravitant gravement où je dors

Enchevêtré à mes nuits à mes jours

Tu t’es collé à ma peau depuis ma naissance

Ô toi petit souvenir d’Afrique frisé

Soleil ravagé d’émotions

Equipage ivre du crépuscule

Porteur d’astres et de torpeur

Tu vis plus permanent en moi que ma respiration

Grevant mes plaisirs et mes chants

Altérant mes jeux et mes joies

Offensant jusqu’à l’éclair de mes rêves

Et mon pain est fade

C’est ma peau qui t’alimente mais tu ne sais rien des métamorphoses

Mon repos fripé, grêlé, triste et nu come une carrière abandonnée

Tu ne peux te convertir pour me donner le goût d’ailleurs

Mais laisse-moi sauver mon sang des soucis du monde

Et ma chair des pustules, des pestilences

 

Mon casque léché par ta langue licencieuse

Mon éclat masqué par le fiel de tes veines

Mes vœux naissent, jaunissent, insomnieux, contemplant la chandelle

Ô tristesse, Maître des Tropiques, tu tisses la lumière de mes soirées avec les

     os de tes fantômes,  avec la clé de tes secrets, avec tes larmes et tes pleurs

Et mes paumes transpirent des cris

Comme le silence la sagesse

Avec des fleurs et des douleurs

Pour une parole que j’ai sevrée

Tristesse, grisaille de mon enfance

Acier de mon destin

Toi ma face rapiécée

Ma passion décharnée

Ma peau glacée, brisée

Aiguillon et tourment de ma vie

Mon cachot ma geôle

Où trouver le calme vent frais de mes pensées ?

L’inquiétude gaine mes lèvres

La terreur déborde

Et mon propre souffle m’étonne

Le fer comme une flûte fait frissonner ma voix

Il outrage mon vertige

Et embrase tous mes gestes

Il rit de la fuite des jours sur ma peau

Il tranche et ma joie et mon verbe

Et ravage mon itinéraire

Dans la chaleur de mon propre sang

Dans l’odeur de mon propre chant

Homme flagellé par l’espoir

Homme sans passé sans aurore

Comme une cassave rassie

Comme un baume vieilli

Je suis sans visage

Comme un rêve navré

Troublé par la vie

Enervé par mon corps

Séquestré par le sort

Eventé par la mort

Homme avide de ses ténèbres

Envoûté par son souffle

Le désespoir n’a pas de mémoire

Son éveil est argenté de frileux froissements

Il a déjà tout enterré

Comme l’aile opaline d’une colombe

Rousseur savoureuse de la moisson

Fontaine souriant aux étoiles

Tendre fraîcheur nacrée de l’été

Tintements de ruisseaux asservis

Dolents prés mouvants

Usure au couchant de la clémence

 

A la terre tout le plaisir

Au corps tous les maux, dit le désespéré

 

Et le hoquet d’un corps déshabité est un frisson plus féroce qu’une fauconnerie

 

 

......................................................................................................

 

Au piripite chantant

In,  Revue « Les Lettres Nouvelles »

Editions Denoël,1973

Du même auteur :

Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)

Prière au soleil (13/11/2023)

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