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Le bar à poèmes
1 juin 2015

André Spire (1868 -1966) : Retour

couvert[1]

Retour

   

 

  

   Et cela s’incline avec une dévotion hypocrite,

ou cela se gonfle avec outrecuidance.

Heine

 

« Bonjour, monsieur,


Comment va madame votre grand-mère ?


Et l’usine ? Arrivez-vous à trouver les matières premières ?


Avez-vous obtenu des ouvriers militaires ?


En êtes-vous content ?


Ils filent doux, hein, maintenant !


Plus d’inspection du travail, plus de questions de salaires, plus de grèves !


Et s’ils rouspètent qu’on les renvoie au front !


Avez-vous des nouvelles de monsieur votre beau-frère ?


Ne trouve-t-il pas le temps trop long, si loin des siens ?


Est-il en bonne santé, et pas trop exposé ? »


 
Ainsi me parlent ces gens !


Ces bonnes gens, qui, lorsque j’avais les tempes mieux garnies,


Les yeux plus clairs, le cœur moins essoufflé,


Défendaient à leur fils de me parler.


 
Moi, j’en souffrais. On est bête à cet âge.


Sous la lumière colchique des bougies Jablochkov,


Eux trouvaient des danseuses au bal des Femmes de France.


Des filles de juge, d’officier, d’avocat, d’avoué.


Pour dégourdir mes jambes il fallait me rabattre


Sur Clotilde, la fille blonde du professeur de gymnastique,


Une excentrique qui mettait des gratte-culs dans ses cheveux,


Et le souper, j’allais le prendre à la brasserie du Centre.


Avec le gros van Pohr, le fils du ferblantier.


 
D’avoir bu trop souvent trop de bocks


Van Pohr est mort.


Clotilde est grand-mère.


La place du Beffroi, malgré les obus est toujours la même,


« Bonjour, monsieur, me disent-ils devant le café-glacier,


Avec ses quatre-vingt-neuf ans,


Madame votre grand-mère est, ma foi, bien allante ;


Toujours bonne, toujours aimable comme son frère.


Et vos neveux, les voilà maintenant capitaines !


Toujours dans le Nord ? Toujours vaillants.


Et pas trop exposés ?


Cher monsieur, quand venez-vous, chez nous, prendre le thé ? »


 
Innocents ! Ils croient que j’oublie !


Parce que, vers ce pays béat, une guerre me ramène


Comme un gibier chassé revient à son lancé ;


Parce qu’au milieu d’eux j’ai appris à dire :


Mon cher président, mon cher directeur ;


Qu’aux blagues des représentants je sais m’esclaffer


Et fais queue, dans les antichambres,


Des acheteurs des grands magasins ;


 
Que je sais serrer un prix de revient,


Glisser dans un marché des clauses ambigües,


Dicter un courrier, lire un inventaire,


Et même, jeter sur le pavé un pauvre hère ;


 
Parce que, maintenant, je sais que de l’or,


De l’or, il y en a plein le monde,


Et que ça appartient aux gens raisonnables


Qui couchent tous les soirs avec leurs épouses,


Et, de temps en temps, avec la bonne aussi ;


 
Parce que je suis gras d’être assis,


Que mes gestes sont lourds sur mes mollets maigres,


Que j’ai le front ridé de petits soucis,


Le teint jaune, les pommettes bouffies, les lèvres pâles,


Et des pochons sous les yeux,


Ils croient que j’oublie.


 
« Bonjour, monsieur, me disent-ils,


Rue des Beaux-Arts devant la caserne des pompiers.


Mon frère le général est à peu près remis de sa blessure.


Il doit venir passer un ou deux jours ici.


Vous nous ferez, j’espère, le plaisir de dîner chez nous avec lui. »


 
Imbéciles !


Parce que mes yeux sourient,


Ma nuque approuve,


Et ma bouche ne leur jette pas de crachats,


Ils croient que je suis de leur monde,


De leur bande...


Ils croient que j’oublie


Et Clotilde,


Et le gros van Pohr, le fils du ferblantier.

 

 

Poèmes juifs, Editions Kundig, Genève, 1919

 

 

 

 

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