A vif enfin la nuit
à Paul de Roux
à vif enfin
l’énigme est un creux
où les mots se ravivent
on va on vient
et c’est la même chose qui niche dans la gorge
impossible à cracher
l’obscure
le cœur est trop présent
comme un geste qui va mourir
à la portière
déchirement
quelqu’un marche
et l’on dirait un cri d’autrefois
le temps qui ouvre un trou
dans la poitrine amère du présent
les yeux se ferment
les yeux
pour tuer ce regard qui a la mort au bout
dedans dehors
on est si blanc
que le squelette fait une cage d’ombre
je lis
Dans les vrais poèmes on ne
trouve aucune autre unité
que celle de fond de l’âme.
Il peut y avoir des instants
où des abécédaires et des
précis nous apparaissent
poétiques. La poésie = le
fond de l’âme révélé.
et la chute ailleurs recommence
mon cœur est bleu
je tombe en l’air
dans la caverne de la mer
ô la peau à l’orée si douce
quand tout naissait ou renaissait
poignante porte au fond de l’heure
déclose sous la main
muguet du sel
je buvais ta sueur
et tu étais le nom de toutes
agile infiniment sur la corde-mémoire
et ta pensée est avec moi
dans mon désir de me sur-
vivre. J’ai voulu te dire cela
parce que tu y trouveras la
certitude que le temps ne
changera jamais rien de ce
que tu as trouvé en moi.
mais voici l’ombre
et les souliers de pierre
qui parle si la nuit est vide
et vide la lisière
et vide aussi ma voix
on tend sa main
et c’est un arbre sec sur le couchant
terrifiante
terrible la mer ou le soleil se noie
et ma montagne est noire
et la lune poignarde de ma maison
on a faim
la chair devient étroite
la main est pleine d’ombre
et puis et puis
on est soudain très vieux
avec une aube dans la tête
levée de dix mille ans
qui passe
qui refuse sa voix
ô silence
comme une piste sèche
parmi la fente de la mer
mur d’eau
regards gelés
pièges pires que plaies d’Egypte
mais le sable boit toute crainte
et la parole
joue au phénix dans l’œil de l’eau
je revois ton visage : il me
semble que ta tête est
appuyée contre mon épaule
et que je lis dans tes yeux,
que je vois dans ton regard
l’immensité même qui est
étendue entre nous.
la main dans la main
tu dis
la fin sera violente
et jette mon encre
tout en travers de toi
tu dis
épouse la marée
sois la marge
et je suis dans mon château fermé
laisse
ta peau est blanche de ma soif
ton étrave va jeter bas ma tour
et l’éphémère est beau
ô sirène fendue
pourtant
quelle voile soudain
à contre-ciel tranche le temps
et quelle peur au fond des os
jaunit
qui es-tu
et qui suis-je
et qui revient masqué de toi et moi
nos ombres rentrent dans nos corps
la voile est noire
le vent ne se lèvera plus
ici
la lecture terminée, il faut
immédiatement oublier non
seulement toutes les paroles,
mais aussi toutes les idées
de l’auteur, et ne se souve-
nir que de son visage
et maintenant
que de bras dans mon geste
et de gisants au cœur de moi
ô honte de n’être qu’un abîme
toujours recommencé
on ne compte plus
on est le bord de l’arbre creux
la peau dernière
et l’épée reste au seuil du jardin
interdisant le fond de la mémoire
qui joue sa soif
jette son dé à contre-jour
il a pillé le temple
et mis sa mère dans son ventre
il a des yeux partout
les mots du poème, leur
indocilité, leur nombre, leur
insignifiance retiennent sur
le cœur l’instant impalpable,
baiser lentement appuyé sur
la bouche d’une morte, ils
suspendent le souffle à ce
qui n’est plus rien.
on a marché
l’herbe était morte
et le soleil ne bougeait plus
tu as dit
je et tu font la scie
phosphènes du désert
toi était moi
mais moi était un autre
avec un œil dans chaque main
tu as dit
douleur comme de biais frappant
le fil de l’os
mirage ou visage
qui se tenait dans l’âme du regard
quelqu’un parlait de notre peur
quelqu’un marchait en nous
et l’inconnu posait un miroir sur nos bouches
elle pensa que c’était comme
s’ils avaient dansé ensemble
dans la solitude blanche…
Elle se sentait pénétrée de
blancheur au point de faire
corps avec la nature entière,
avec la plainte infiniment
immaculée…tellement épar-
pillée dans tout cela qu’elle
n’était plus du tout certaine
d’exister distinctement…
on ne pouvait parler et d’ailleurs
qui dira la chute lente
la vie dessus dessous continuant de neiger
et l’un sous la terre
et l’autre tombant tombant
et le présent à leur rencontre
comme une vague crêtée de blanc
qui dira la part irrémissible
et la vitesse de la roue
passé futur l’un l’autre se contiennent
ou bien se touchent à la grille des dents
mais qui les mord
meurt au présent
et retombe dans l’un ou l’autre
qui dira le fleuve immobile
où la parole va sans fin
tomber dans le même présent
et qui alors voudra y croire
s’il lui faut aller vers le détachement
de toute idée de parole et de fleuve
pour tomber dans ce même présent
ô blanche et saline
la part effondrée de la nuit
ici et maintenant
quelque chose dérive
sous la plaine du vent
et les os se retournent dans le sable
le temps recoud ses franges
la houle abolit le silence
et j’appelle le jour
car bleu le ciel
où bout l’éternité
1967
Extraits du Corps
Editions Gallimard (Poésie), 2006
Du même auteur :
« Et maintenant que faire avec le rien… » (26/01/2014)
Laile sous lécrit (27/01/2016)
« assiégé de quel rire… » (27/01/2017)
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Lettre verticale / Bram (27/01/2019)
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