Antonin Artaud (1896 – 1948) : Position de la chair
Dans "Le juif errant", en 1926
Position de la chair
Je pense à la vie. Tous les systèmes que je pourrai édifier n’égalerons
jamais mes cris d’homme occupé à refaire sa vie.
J’imagine un système où tout homme participerait, l’homme avec sa
chair physique et les hauteurs, la projection intellectuelle de son esprit.
Il faut compter pour moi, avant tout, avec le magnétisme incompréhensible
de l’homme, avec ce que, faute d’une expression plus perçante, je suis bien
obligé d’appeler sa force de vie.
Ces forces informulées qui m’assiègent, il faudra bien un jour que ma
Raison les accueille, qu’elles s’installent à la place de la haute pensée, ces
forces du dehors qui ont la force d’un cri. Il y a des cris intellectuels, des cris
qui proviennent de la finesse des moelles. C’est cela, moi, que j’appelle la Chair.
Je ne sépare pas ma pensée de la vie. Je refais à chacune des vibrations de
ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair.
Il faut avoir été privé de la vie, de l’irradiation nerveuse de l’existence,
de la complétude consciente du nerf pour se rendre compte à quel point le Sens,
et la Science, de toute pensée est cachée dans la vitalité nerveuse des moelles et
combien ils se trompent ceux qui font un sort à l’Intelligence ou à l’absolue
Intellectualité. Il y a par-dessus tout la complétude du nerf. Complétude qui
tient toute la conscience, et les chemins occultes de l’esprit dans la chair.
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Pour moi qui dit Chair dit avant tout appréhension, poil hérissé, chair à nu
Avec tout l’approfondissement intellectuel de ce spectacle de la chair pure et
toutes ses conséquences dans les sens, c’est-à-dire dans le sentiment.
Et qui dit sentiment dit pressentiment, c’est-à-dire conséquence directe,
Communication retournée qui s’éclaire de l’intérieur. Il y a un esprit dans la chair,
mais un esprit prompt comme la foudre. Et toutefois l’ébranlement de la chair
participe de la substance haute de l’esprit.
Et toutefois qui dit chair dit aussi sensibilité. Sensibilité, c’est-à-dire appropriation,
mais appropriation intime, secrète, profonde, absolue de ma douleur à moi-même, et
par conséquent connaissance solitaire et unique de cette douleur.
La Nouvelle revue française, N°147, 1er Décembre 1925
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