Ode à Charles Fourier
En ce temps-là je ne te connaissais que de vue
Je ne sais même plus comment tu es habillé
Dans le genre neutre sans doute on ne fait pas mieux
Mais on ne saurait trop complimenter les édiles
De t'avoir fait surgir à la proue des boulevards extérieurs
C'est ta place aux heures de fort tangage
Quand la ville se soulève
Et que de proche en proche la fureur de la mer gagne ces coteaux tout spirituels
Dont la dernière treille porte les étoiles
Ou plus souvent quand s'organise la grande battue nocturne du désir
Dans une forêt dont tous les oiseaux sont de flammes
Et aussi chaque fois qu'une pire rafale découvre à la carène
Une plaie éblouissante qui est la criée aux sirènes
Je ne pensais pas que tu étais à ton poste
Et voilà qu'un petit matin de 1937
Tiens il y avait autour de cent ans que tu étais mort
En passant j'ai aperçu un très frais bouquet de violettes à tes pieds
Il est rare qu'on fleurisse les statues à Paris
Je ne parle pas des chienneries destinées à mouvoir le troupeau
Et la main qui s'est perdue vers toi d'un long sillage égare aussi ma mémoire
Ce dut être une fine main gantée de femme
On aimait s'en abriter pour regarder au loin
Sans trop y prendre garde aux jours qui suivirent j'observai que le bouquet
était renouvelé
La rosée et lui ne faisaient qu'un
Et toi rien ne t'eut fait détourner les yeux des boues diamantifères de la place Clichy
Fourier es-tu toujours là
Comme au temps où tu t'entêtais dans tes plis de bronze à faire dévier le train
des baraques foraines
Depuis qu'elles ont disparu c'est toi qui es incandescent
Toi qui ne parlais que de lier vois tout s'est délié
Et sens dessus dessous on a redescendu la côte
Les lèvres entrouvertes des enfants boudant le sein des mères dénudées
Et ces nacres d'épaules et ces fesses gardant leur duvet
S'amalgament en un seul bloc compact et mat d'écume de mer
Que saute un filet de sang
Sur un autre plan
Car les images les plus vives sont les plus fugaces
La manche du temps hume la muscade
Et fait saillir la manchette aveuglante de la vie
Sur un autre plan
D'aucuns se prennent à choyer dans les éboulis au bord des mares
Des espèces qui paraissent en voie de s'encroûter définitivement
Mais qui les circonstances aidant ne semblent pas incapables d'une nouvelle reptation
Et passent pour nourrir volontiers leur vermine
On répugne à trancher leurs œufs sans coque
Leur frai immémorial glisse sur la peur
Tu les a connues aussi bien que moi
Mais tu ne peux savoir comme elles sont sorties lissées et goulues de l'hivernage
Tu pensais que sur terre la création d'essai qui avait nécessité des modèles
carnassiers d'ample dimension n'avait pas résisté au premier déluge alors
que précisais-tu une deuxième création sur l'Ancien Continent et une
troisième en Amérique avaient trouvé grâce devant un second déluge de
sorte que l'homme qui en était issu pouvait attendre de pied ferme et même
qu'il lui appartenait de précipiter à son avantage les créations 4, 5, etc…
Dieu de la progression pardonne-moi c'est toujours le même mobilier
On n'est pas mieux pourvu sous le rapport des contre-moules antirat et antipunaise
Par ma foi les grands hagards de la faune préhistorique
Ne sont pas si loin ils gouvernent la conception de l'univers
Et prêtent leur peau halitueuse aux ouvrages des hommes
Pour savoir comme aujourd'hui le commun des mortels prend son sort
Tâche de surprendre le regard du lamantin
Qui se prélasse au zoo dans sa baignoire d'eau tiède
Il t'en dira long sur la vigueur des idéaux
Et te donnera la mesure de l'effort qui a été fourni
Dans la voie de l’industrie attrayante
Par la même occasion
Tu ne manqueras pas de t'enquérir des charognards
Et tu verras s'ils ont perdu de leur superbe
Le rideau jumeau soulevé
Tu seras admis à contempler dans son sacre
Une main de sang empreinte à l'endroit du cœur sur son tablier impeccable
le boucher-soleil
Se donnant le ballet de ses crochets nickelés
Pendant que les cynocéphales de l'épicerie
Comblés d'égards en ces jours de disette et de marché noir
A ton approche feront miroiter leur côté luxueux
Parmi les mesures que tu préconisais pour rétablir l'équilibre de population
(Nombre de consommateurs proportionné aux forces productives)
Il est clair qu'on ne s'en est pas remis au régime gastrosophique
Dont l'établissement devait aller de pair avec la légalisation des mœurs phanérogames
On a préféré la bonne vieille méthode
Qui consiste à pratiquer des coupes sombres dans la multitude fantôme
Sous l'anesthésique à toute épreuve des drapeaux
Fourier il est par trop sombre de les voir émerger d'un des pires cloaques de l'histoire
Epris du dédale qui y ramène
Impatients de recommencer pour mieux sauter
Sur la brèche
Au premier défaut du cyclone
Savoir qui reste la lampe au chapeau
La main ferme à la rampe du wagonnet suspendu
Lancé dans le poussier sublime
Comme toi Fourier
Toi tout debout parmi les grands visionnaires
Qui crus avoir raison de la routine et du malheur
Ou encore comme toi dans la pose immortelle
Du Tireur d'épine
On a beau dire que tu t'es fait de graves illusions
Sur les chances de résoudre le litige à l'amiable
A toi le roseau d'Orphée
D'autres vinrent qui n'étaient plus armés seulement de persuasion
Ils menaient le bélier qui allait grandir
Jusqu'à pouvoir se retourner de l'orient à l'occident
Et si la violence nichait entre ses cornes
Tout le printemps s'ouvrait au fond de ses yeux
Tour à tour l'existence de cette bête fabuleuse m'exalte et me trouble
Quand elle a donné de la tête le monde a tremblé il y a eu d'immenses clairières
Qui par places ont été reprises de brousse
Maintenant elle saigne et elle paît
Je ne vois pas le pâtre omnitone qui devrait en avoir la garde
Pourvu qu'elle reste assez vaillante pour aller au bout de son exploit
On tremble qu'elle ne se soit contaminée dès longtemps près des marais
Sous la superbe Toison si sournoisement allaient s'élaborer des poisons
Le drame est qu'on ne peut répondre de ces êtres de très grandes proportions
qu'il advient au génie de mettre en marche et qui livrés à leurs propres ressources
n'ont que trop tendance à s'orienter vers le néfaste à plus forte raison si le recours
à un néfaste partiel et envisagé comme transitoire à l'effet même de réduire dans
la suite le néfaste entre dans les intentions dont ils sont pétris
Sans prix
A mes yeux et toujours exemplaire reste le premier bond accompli dans le sens de
l'ajustement de structure
Et pourtant quelle erreur d'aiguillage a pu être commise rien n'annonce le règne de
l’harmonie
Non seulement Crésus et Lucullus
Que tu appelais à rivaliser aux sous-groupes des tentes de la renoncule
Ont toujours contre eux Spartacus
Mais en regardant d'arrière en avant on a l'impression que les parcours de bonheur
sont de plus en plus clairsemés
Indigence fourberie oppression carnage ce sont toujours les mêmes maux dont tu
as marqué la civilisation au fer rouge
Fourier on s'est moqué mais il faudra bien qu'on tâte un jour bon gré mal gré de
ton remède
Quitte à faire subir à l'ordonnance de ta main telles corrections d'angle
A commencer par la réparation d'honneur
Due au peuple juif
Et laissant hors de débat que sans distinction de confession la libre rapine parée
du nom de commerce ne saurait être réhabilitée
Roi de passion une erreur d'optique n'est pas pour altérer la netteté ou réduire
l'envergure de ton regard
Le calendrier à ton mur a pris toutes les couleurs du spectre
Je sais comme sans arrière-pensée tu aimerais
Tout ce qu'il y a de nouveau
Dans l'eau
Qui passe sous le pont
Mais pour mettre ordre à ces dernières acquisitions et qui sait par impossible se
les rendre propices
Ton vieux bahut en cœur de chêne est toujours bon
Tout tient sinon se plaît dans ses douze tiroirs
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Fourier qu’a-t-on fais de ton clavier
Qui répondait à tous par un accord
Réglant au cours des étoiles jusqu’au grand écart du plus fier trois-mâts
depuis les entrechats de de la plus petite barque sur la mer
Tu as embrassé l’unité tu l’as montrée non comme perdue mais comme intégralement
réalisable
Et si tu as nommé « Dieu » ç’a été pour inféré que ce dieu tombait sous le
sens (Son corps est le feu)
Mais ce qui me débuche à jamais la pensée socialiste
C’est que tu aies éprouvé le besoin de différencier du moins en quadruple forme
la virgule
Et de faire passer la clef de sol de seconde en première ligne dans la notation musicale
Parce que c’est le monde entier qui doit être non seulement retourné mais
de toutes parts aiguillonné dans ses conventions
Qu’il n’est pas une manette à quoi se fier une fois pour toutes
Comme pas un lieu commun dogmatique qui ne chancelle devant le doute
et l’exigence ingénus
Parce que le « Voile d’airain » a survécu à l’accroc que tu lui as fait
Qu’il couvre de plus belle la cécité scientifique
« Personne n’a jamais vu de molécule, ni d’atome, ni de lien atomique et
sans doute ne les verra jamais » (Philosophe). Prompt démenti : entre en
se dandinant la molécule du caoutchouc
Un savant bien que muni de lunettes noires perd la vue pour avoir assisté à
plusieurs milles de distance aux premiers essais de la bombe atomique (les journaux)
Fourier je te salue du Grand Canon du Colorado
Je vois l’aigle qui s’échappe de ta tête
Il tient dans ses serres le mouton de Panurge
Et le vent du souvenir et de l’avenir
Dans les plumes de ses ailes fait passer les visages de mes amis
Parmi lesquels nombreux ceux qui n’ont plus ou pas encore de visage
Parce que persistent on ne peut plus vainement à s’opposer les rétrogrades
conscients et tant d’apôtres du progrès social en fait farouchement immobilistes
que tu mettais dans le même sac
Je te salue de la Forêt Pétrifiée de la culture humaine
Ou plus rien n’est debout
Mais où rodent de grandes lueurs tournoyantes
Qui appellent la délivrance du feuillage et de l’oiseau
De tes doigts part la sève des arbres en fleur
Parce que disposant de la pierre philosophale
Tu n’as écouté que ton premier mouvement qui était que de la tendre aux hommes
Mais entre eux et toi nul intercesseur
Pas un jour qu’avec confiance tu ne l’attendisses pendant une heure dans
les jardins du Palais Royal
Les attractions sont proportionnelles aux destinées
En foi de quoi je viens aujourd’hui vers toi
Je te salue du Nevada des chercheurs d’or
De la terre promise et tenue
A la terre en veine de promesses plus hautes qu’elle doit tenir encore
Du fond de la mine d’azurite qui mire le plus beau ciel
Pour toujours par - delà cette enseigne de bar qui continue à battre
la rue d’une ville morte – Virginia City – « Au vieux baquet de sang »
Parce que se perd de plus en plus le sens de la fête
Que les plus vertigineux autostrades ne laissent pas de nous faire regretter ton
trottoir à zèbres
Que l’Europe prête à voler en poudre n’a trouvé rien de plus expédient que de prendre
des mesures de défense contre les confetti
Et que parmi les exercices chorégraphiques que tu suggérais de multiplier
Il serait peut- être temps d’omettre ceux du fusil et de l’encensoir
Je te salue de l’instant où viennent de prendre fin les danses indiennes
Au cœur de l’orage
Et les participants se groupent en amande autour des brasiers à la
prenante odeur de pin – pignon contre la pluie bien aimée
Une amande qui est une opale
Exaltant au possible ses feux rouges dans la nuit
Parce que tu as compris que l’état surcomposé ou supra-mondain de l’âme (qu’il
ne s’agit plus de reporter à l’autre monde mais de promouvoir dans celui-ci)
devrait entretenir des relations plus étroites avec l’état simple inframondain,
le sommeil, qu’avec l’état composé ou mondain, la veille , qui leur est intermédiaire
Je te salue de la croisée des chemins en signe de preuve et de la trajectoire
toujours en puissance de cette flèche précieusement recueillie à mes
pieds : « Il n’y a pas de séparation , d’hétérogénéité entre le
surnaturel et le naturel (le réel et le surréel). Aucun hiatus. C’est
un « continuum », on croit entendre André Breton : c’est un ethnographe
qui nous parle au nom des Indiens Soulteaux »
Parce que si le serpent à sonnettes était une de tes bêtes noires du moins tu n’as pas
douté que les passions sans en excepter celles que la morale fait passer pour
les plus indignes égarements de l’esprit et des sens constituent un cryptogramme
invisible que l’homme est appelé à déchiffrer.
Et que tenant pour hors de question que la nature et l’âme humaine répondent au
même modèle
Dare-dare tu t’es mis en quête de repères dans le potager
Je te salue du bas de l’échelle qui plonge en grand mystère dans
la kiwa hopi et sacrée ce 22 août 1945 à Mishongnovi à l’heure où
les serpents d’un nœud ultime marquent qu’ils sont près à opérer leur
conjonction avec la bouche humaine
Du fond du pacte millénaire qui dans l’angoisse a pour objet de maintenir
l’intégrité du verbe
Des plus lointaines ondes de l’écho qu’éveille le pied frappant
impérieusement le sol pour sceller l’alliance avec les puissances qui font
lever la graine
Fourier tranchant sur la grisaille des idées et des aspirations d’aujourd’hui ta lumière
Filtrant la soif de mieux-être et la maintenant à l’abri de tout ce qui pourrait la rendre
moins pure quand bien même et c’est le cas je tiendrais pour avéré que
l’amélioration du sort humain ne s’opère que très lentement par à-coups au prix de
revendications terre à terre et de froids calculs le vrai levier n’en demeure pas moins
la croyance irraisonnée à l’acheminement vers un futur édénique et après tout c’est
elle aussi le seul levain des générations ta jeunesse
« Si la série des cerisistes est en nombreuse réunion à son grand verger, à
un quart de lieue du phalanstère, il convient que, dans la séance de quatre
à six heures du soir, elle voie se réunir avec elle et à son voisinage
1° Une cohorte de la phalange voisine et des deux sexes, venue pour aider
aux cerisistes ;
2° Un groupe de dames fleuristes du canton, venant cultiver une ligne de
cent toises de Mauves et Dahlias qui forment perspective pour la route
voisine, et bordure en équerre pour un champ de légumes contigu
au verger ;
3°Un groupe de la Série des légumistes, venu pour cultiver les légumes de
ce champ ;
4° Un groupe de la Série des mille fleurs, venu pour la culture d’un autel
de secte, placé entre le champ de légumes et le verger de cerisiers ;
5° Un groupe de jouvencelles fraisistes, arrivant à la fin de la séance, et
sortant de cultiver une clairière garnie de fraisiers dans la forêt voisine ;
A cinq heures trois quarts, des fourgons suspendus partis du phalanstère
amènent le gouter pour tous ces groupes :il est servi dans le castel des
cerisistes, de cinq heures trois quarts à six un quart, ensuite les groupes se
dispersent après avoir formé des liens amicaux et négocié des réunions
industrielles ou autres pour les jours suivants »
Pointant sur champ d’étoiles la main hardiment portée vers la ruche où la reine
Herschel rassemble ses satellites connus et non encore découverts en haine
irréductible de la frustration en tous genres qui découvre à la honte des sociétés
les plus arrogantes le visage noirci d’un enfant près d’un four d’usine et s’abîme
dans la douceur des coups frappés par l’horloge de Pol de Limbourg ton tact
suprême dans la démesure
Au grand scandale des uns sous l’œil à peine moins sévère des autres soulevant son
poids d’ailes ta liberté
Ode à Charles Fourier,
Revue « Fontaines », 1947
Du même auteur :
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