Kerzaniel
Je serre contre moi les petites fermes tristes pressées de chardons et
d’herbes coupantes,
les petites fermes éteintes à l’heure où grandit l’haleine des hiboux
et les étoiles,
à l’heure où brûle l’eau des étoiles, quand les marécages s’embroussaillent
de blaireaux et de sangliers,
les hommes assis sous le noyer ploient sous le poids du silence,
les veaux échappés s’ouvrent les veines en se frottant à l’angle des étables,
on distingue sous les feuillages denses de la conversation
- le prix du blé, la mort d’un voisin – la spirale de mauvais sommeils.
Saisons de mon pays,
abjuration des roses sous les tenailles du gel et du soleil,
plancton minutieux de fourmis noires,
copulation du vent avec des racailles d’animaux fous.
Comment dissimuler la présence un peu folle de l’invisible,
la poignante intempérance de l’homme à l’écoute du ciel vide ?
Je ne prétends pas à l’intransigeante eau verte de l’œil qui voit,
je ne prétends pas à la brûlure d’immensités clandestines,
je prétends à la présence de diamant
du possible.
Kerouzac’h
Le bois vert a cuit,
Le feu s’est éteint,
Les enfants ont peur.
La terre est donnée, sévère, sève et vertige, aux hommes vifs et
lucides,
la terre en grande cérémonie dans nos angles et nos remugles.
Ceci est mon pays, non pas un autre, profond, ardent, cinglant,
comme les autres,
et je décortique chaque voyelle limpide de son nom interdit,
j’agite les brises épiant l’atlas mouvant des céréales et des
ruisseaux,
j’exulte d’élytres, de galops et de grands flamboiements de jupes,
je marche nuit et jour à la lueur des visages jaunes et ridés,
je marche, violent, éperdu de fatigue, très pesant de notre peur de
mourir,
tressé d’une tristesse énergique.
Ceci est mon pays, non pas un autre, pays ligoté et d’ancienne
agonie, embrasé du mouvement de la mer,
imprévu, impalpable,
s’affûtant bientôt à la grosse meule du soleil.
Il n’est pas de frontière entre hier et demain, pas plus qu’entre la vie
et la mort,
ni grosse ardoise levée, ni tremblement de ruisseau, mais un commerce
large et spongieux de tous les instants, une profonde contagion des années
et des siècles, au-delà des paupières noires de la nuit,
au-delà de la rotation des continents, des maternités océaniques
le libre accès au temps par les fourmillements et les fulgurations de la mémoire
la libre circulation de temps par l’agitation vigoureuses de l’esprit,
la possession du temps.
Penn ar menez
Les crêtes aiguisent leurs arbres.
Entre deux fermes, un chaud verrou de feuilles, la tenaille des blés
qui voudraient parler.
Il faudrait interroger les flammes gonflées du coq au regard pâle.
Il ne répondra pas.
Travailleur de l’absolu et solaire,
Il est peut-être celui qui gratte la face invisible des choses.
Je t’attendrai tard en plein midi
quand les merles s’entourent de miel.
Tu reviendras ici, tu me diras :
« Qu’avons-nous possédé
Au-delà de nos corps ? »
Le foin fauché sur les ruisseaux,
les sanctuaires des fontaines
se fondront dans le café des bruyères.
Tu t’éveilles à l’endroit de mes paroles.
Tu te moules dans les cuisses du vent,
nue, chaude, flottante,
petite question de lumière.
Chroniques et croquis des villages verrouillés,
Editions Pierre Jean Oswald, 1971
Du même auteur :
Homme lige des talus en transe (09/01/2014)
« L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)
« Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)
Le poème du pays qui a faim (09/01/2019)
Dahut (09/01/2020)
« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)
Sans esprit de retour (06/07/2021)
Boudica (1-20) (09/012022)
Boudica (21-40) (09/012023)