Jiang He / 江河 (1949 - ) : Poème inachevé
Poème inachevé
1 . Histoire millénaire
Je suis cloué au mur de la prison
le temps noir se condense
corbeaux
qui se rassemblent en groupe
de chaque coin du monde
de toutes les nuits de l’Histoire
et lacèrent à mort un à un
les héros sur ce pan de mur
la souffrance des héros se transforme
en pierre
plus solitaire que les montagnes
afin d’ouvrir un chemin et de créer
afin de donner à leur race un caractère
les héros se font crucifier
le vent érode
la pluie fouette
des images indécises pointent sur le mur :
un bras, une main ou un visage
mutilés
sous la pluie des fouets
piquées et dévorées
par les ténèbres, les mains de mes frères
et celles de mes ancêtres
travaillent pesamment
s’incrustent dans le mur
s’entassent en silence
c’est à mon tour de venir
me révolter contre ce destin d’esclave
ma mort violente
fera sauter la boue qui maquille le mur
pour que tous ceux qui sont morts en silence
puissent se lever et hurler
2. Le martyr
Une fille va être exécutée
je suis la mère
la gueule du fusil marche vers moi
un soleil noir
vers moi
la gueule du fusil marche sur une terre
craquelée de soif
je suis un vieil arbre
je suis un doigt desséché
je suis les rides qui se crispent sur les visages
je supporte les mêmes calamités
celles que supporte la terre
un coeur est jeté sur le sol
le sang de ma fille
éclabousse la terre
chaudes coulent sur mes joues
les larmes de ma fille qui sont aussi
salées
elles sont les rivières en hiver
l'une après l'autre, elles gèlent
et s'arrêtent de chanter
je suis les soeurs, les filles et les épouses
ma robe est déchirée, mes cheveux tombent
en tourbillonnant
ce ne sont pas des feuilles
les fleurs des vagues s'écrasent sur les rochers
ma chevelure est océan
je suis les pères
je suis les époux
je suis les fils
mes mains gigantesquent remuent
dans l'océan de ma chevelure
leurs jointures craquent sourdement
je suis un navire
je suis la forêt abattue
la forêt qui renaît sauvagement.
3. A La cour d'exécution
Le vent mensonger bande
les fenêtres et les yeux
le massacre est en marche
je ne puis me cacher derrère la porte
mon sang ne le permet pas
ni les enfants de l'aurore
on me jette dans la prison
menottes aux mains, fers aux pieds
mordent profondément
le fouet et le sang tissent un filet sur mon corps
ma voix est hachée
mon coeur est en feu
il brûle silencieusement
sur mes lèvres
je marche vers la cour d'exécution
et regarde avec mépris
cette nuit de l'Histoire
ce coin du monde
faute d'autre choix
j'ai choisi le ciel
il ne se décompose pas, le ciel
je dois être exécuté
sinon, les ténèbres ne pourront pas se cacher
je suis né dans les ténèbres
à la recherche de la clarté
je suis un homme à abattre
sinon, les mensonges vont être brisés
je suis contre tous
ce que la clarté ne tolère pas
y compris le silence
autour
un troupeau d'hommes amenés par la force
une foule noire de gens privés d'éclat
je suis l'un d'entre eux
je suis tous ceux qui subissent
le supplice millénaire
et j'assiste avec douleur
à ma propre exécution
je vois mon corps vidé
flot à flot
de son sang.
Traduit du chinois par James Hendger
In « Le ciel en fuite. Anthologie de la nouvelle poésie chinoise ».
Editions Circé, 2004
Du même auteur : Contre-jour (22/11/2015)