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Stèles face au Midi (I)

 

Sans marque de règne

     Honorer les sages reconnus ; dénombrer les Justes ; redire à toutes les faces

que celui-là vécut, et fut noble et sa contenance vertueuse,

     Cela est bien. Cela n’est pas de mon souci : tant de bouches en dissertent !

Tant de pinceaux élégants s’appliquent à calquer formules et formes,

     Que les tables mémoriales se jumellent comme les tours de veille au long de

la voie d’Empire, de cinq mille en cinq mille pas.

 

* * *

     Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce qui n’est point promulgué ;

prosterné vers ce qui ne fut pas encore,

     Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, 

des dynasties sans avènements, des noms sans personnes, des personnes sans

noms,

     Tout ce que le Souverain Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas.

 

* * *

     Que ceci donc ne soit point marqué d’un règne ; - ni des Hsia fondateurs ; ni

des Tcheou législateurs ; ni des Han, ni des Thang, ni des Soung, ni des Yuan,

ni des Grands Ming, ni des Tshing, les Purs, que je sers avec ferveur.

 

     Ni du dernier des Tshing dont la gloire nomma la période Kouang-Siu, -

 

* * *

     Mais de cet être unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que

tout homme instaure en lui-même et salue,

     A l’aube où il devient Sage er Régent du trône de son cœur.

 

Les trois hymnes primitifs

 

          Les trois hymnes primitifs que les trois Régents avaient nommés : Les lacs, L’Abîme,

     Nuées, sont effacés de toutes les mémoires.

          Qu’ils soient ainsi recomposés :

 

Les lacs

     Les lacs, dans leurs paumes rondes noient le visage du Ciel :

     J’ai tourné la sphère pour observer le Ciel.

     Les lacs, frappés d’échos fraternels en nombre douze :

     J’ai fondu les douze cloches qui fixent les tons musicaux.

 

* * *

     Lac mouvant, firmament liquide à l’envers, cloche musicale,

     Que l’homme recevant mes mesures retentisse à son tour sous le puissant

Souverain Ciel.

     Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : les Lacs.

 

L’abîme

     Face à face avec la profondeur, l’homme, front penché, se recueille.

     Que voit-il au fond du trou caverneux ? La nuit sous la terre, l’Empire

sombre.

 

* * *

      Moi, courbé sur moi-même et dévisageant mon abîme, - ô moi ! je

frissonne,

     Je me sens tomber, je m’éveille et ne veux plus voir que la nuit.

 

Nuées

     Ce sont les pensées visibles du haut et pur Seigneur Ciel. Les unes

compatissantes, pleines de pluies.

     Les autres roulant leurs soucis, leurs justices et leurs courroux sombres.

 

* * *

     Que l’homme recevant mes largesses ou courbé sous mes coups

connaisse à travers moi le Fils les desseins du Ciel ancestral.

     Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : Nuées

 

Sur un hôte douteux

     Ses disciples chantent : Il revient le Sauveur des hommes : Il vêt un autre

habit de chair. L’étoile, tombée du plus haut ciel a fécondé la Vierge choisie.

Et il va renaître parmi nous.

     Temps béni où la douceur recule ! Temps de gloire où la Roue de la Loi

courant sur l’Empire conquis va traîner tous les êtres hors du monde illusoire.

 

* * *

     L’Empereur dit : qu’il revienne, et je le recevrai, et je l’accueillerai comme

un hôte.

     Comme un hôte petit, qu’on gratifie d’une petite audience, - pour la

coutume -  et d’un repas et d’un habit et d’une perruque afin d’orner sa tête

rase.

     Comme un hôte douteux que l’on surveille ; que l’on reconduit bien vite là

d’où il vient, pour qu’il ne soudoie personne

 

* * *

     Car l’Empire, qui est le monde sous le Ciel, n’est pas fait d’illusoire : le

bonheur est le prix, seul, du bon gouvernement.

     Que fut-il, celui qu’on annonce, le Bouddha, le Seigneur Fô ? Pas même un

lettré poli,

     Mais un barbare qui connut mal ses devoirs de sujet et devint le plus

mauvais des fils.

 

Eloge d’une vierge occidentale

     La raison ne s’offense pas : certainement une vierge occidentale a conçu,

voici deux mille années, puisque deux mille ans avant elle, Kiang-yuan, fille

sans défaut, devint mère parmi nous : ayant marché sur l’empreinte du 

Souverain Roi du Ciel.

     Et enfanta aussi légèrement que la brebis son agneau, sans rupture ni grands

efforts. Même le nouveau-né se trouva recueilli par un oiseau qui d’une aile 

faisait sa couche et de l’autre l’éventait.

     Ceci est croyable. Le philosophe dit :  Tout être extraordinaire naît d’une

sorte extraordinaire : la Licorne autrement que chien et bouc ; le Dragon non

pas comme lézard. – M’étonnerai-je si la naissance des hommes

extraordinaires n’est pas celle des autres hommes ?

     La raison ne s’offense pas. Certainement une vierge occidentale a conçu,

 

Religion lumineuse

     L’Empereur, - père de toutes les croyances, et estimant en chacune d’entre

elles la Raison qui est une – veut que ceci, prêt à s’effacer par négligence, soit

reporté sur une table neuve et marqué du sceau de son règne :

     L’Être admirable, n’est-ce pas l’Unité-Trine, le Seigneur sans origine,

Oloho ? Il a divisé en croix les parties du monde ; décomposé l’air primordial ;

suscité le Ciel et la terre ; lancé le soleil et la lune ; créé le premier homme

dans une parfaite harmonie.

     Mais Sa-Than répandit le mensonge, proclama l’égalité des grandeurs et mit

la créature dans le lieu de l’Eternel. L’homme perdit la voie et ne put la

retrouver.

     Viennent ensuite des promesses : une incarnation; un supplice ; une mort ;

une résurrection. Or cela n’est pas bon à faire trop savoir aux hommes.

     Que nul n’ose donc ajouter de commentaires ici. Que nul ne cherche un

enseignement ici. Afin que sans fruits ni disciples la Croyance  Lumineuse

meure en paix, obscurément.

 

En l’honneur d’un sage solitaire

     Moi l’Empereur je suis venu. Je salue le Sage qui, soixante-dix années, a

retourné et labouré nos Mutations anciennes et levé des savoirs nouveaux.

     J’attends du Vieux Père la leçon : et d’abord, s’il a trouvé la Panacée des

Immortels ? Comment on prend place au milieu des Génies ?

 

* * *

     Le Sage dit : Faites monter au Ciel le Prince que voici serait un malheur

pour l’empire terrestre.

     Moi l’Empereur interroge le Solitaire : a-t-il reçu dans sa caverne la visite

des trente six-mille Esprits ou seulement de quelques-uns de ces Très-hauts ?

 

* * *

     Moi le Solitaire n’aime pas les visiteurs importuns.

 

     Moi l’Empereur implore enfin du sage le pouvoir d’être utile aux hommes :

quelque chose pour le bien des hommes !

 

* * *

     Le Sage dit : Etant sage, je ne me suis jamais occupé des hommes.

 

Les gens de Mani

     Quant à ceux-ci, ils servent non pas un principe unique, mais DEUX : ce

sont les gens de Mani.

     Ils récusent le mariage, abusant de ce qui n’est point mariage : ils

accomplissent sans dire mot, comme la tortue et le serpent.

     Ils méprisent les médecines et se régalent de poisons médicaux. Maudissant

la viande avant de la manger, leurs amis avant de les aimer, l’un des principes 

avant de l’adorer.

     Ils songent tout le plein jour et veillent toutes les ténèbres... Ceci ne vaudrait

pas une exergue, à peine d’être dit,

     S’ils n’usaient entre eux d’un parfum magique : vous les reconnaîtrez à leur

odeur.

 

Vision pieuse

     Le peuple dit avoir vu de ses yeux sans nombre, ici-même : le Prêtre-Lama,

gros de sainteté,  prenant son couteau et d’un seul trait s’ouvrant du nombril

au cœur.

     Puis il exhiba ses entrailles, dévida les boucles, défit les nœuds et cependant

donnait des réponses claires sut les fortunes et les sorts.

     Puis il empoigna les agiles serpents humides. Soufflant sur ses mains,

poussant un cri de porc, il se frotta le ventre de nouveau nu, sans couture, et

que des gens vénéraient aussitôt.

     Le peuple a vu, de ses yeux indiscutables. Sans plus examiner, nous avons

fait graver ceci.

     (Le graveur ne fut pas témoin. La pierre n’est pas responsable. Nous ne

sommes pas répondant.)

 

Aux dix mille années

     Ces barbares, écartant le bois, et la brique et la terre, bâtissent dans le roc

afin de bâtir éternel !

     Ils vénérèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore ; des ponts

renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure dont pas une assise ne

joue.

     Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes meurent en

polissant leurs dalles ; rien ne disjoint la durée dont ils s’affublent ces

ignorants, ces barbares !

 

* * *

     Vous ! fils de Han, dont la sagesse atteint dix mille années et dix mille dix

milliers d’années, gardez-vous de cette méprise.

     Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. La durée n’est

point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous,

hommes lents, hommes continuels.

     Si le temps ne s’attaque pas à l’œuvre, c’est l’ouvrier qu’il mord. Qu’on le

rassasie : ces troncs plein de sève, ces couleurs vivantes, ces ors que la pluie

lave et que le soleil éteint.

     Fondez sur le sable. Mouillez copieusement votre argile. Montez les bois

pour le sacrifice ; bientôt le sable cédera, l’argile gonflera, le double toit

criblera le sol de ses écailles :

     Toute l’offrande est agréée !

     Or, si vous devez subir la pierre insolente et le bronze orgueilleux, que la

pierre et que le bronze subissent les contours du bois périssable et simulent son

effort caduc :

     Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes successives et le

temps dans sa voracité.

...............................................................................

 

Stèles, Pékin,1912

 

Du même auteur :

Stèles face au Midi (II) (25/09/2015)

Stèles orientées (06/09/2016)

Tô-Bod (05/09/2017)

   Stèles occidentées (05/09/2018)

Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)

Vent des Royaumes (05/09/2020)