Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « J'ai vu, pendant toute ma vie… »
Portrait imaginaire de Lautréamont par Félix Vallotton, paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898)
(…)
J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules
étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir
les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire.
En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais, cela, étrange
imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant
acéré, et me suis fendu les chair aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant
je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie
par ma propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui coulait avec abondance
des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment
le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que
mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas.
J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite
obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin,
l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de
l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des
prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel;
lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère
implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste
dirigé vers le ciel, comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement
excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un remords cuisant en
même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations
vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur,
et attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour,
depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en
répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens commun, contre tout
ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les
enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors,
les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches; les
ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons; la peste, les maladies
diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas.
Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre;
rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas
la beauté; mer hypocrite, image de mon cœur; terre, au sein mystérieux; habitants
des sphères; univers entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que
j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes
forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement: on
meurt à moins.
(…)
Chant premier (Strophe 5)
Les Champs de Maldoror,
Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869
Du même auteur :
« Au clair de lalune, près de la mer... » (24/09/2015)
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