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Le bar à poèmes
24 septembre 2014

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « J'ai vu, pendant toute ma vie… »

 

220px-Lautréamont_by_Vallotton[1]Portrait imaginaire de Lautréamont par Félix Vallotton, paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898)

 

 

(…)

 J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules

étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir

les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire.

En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais, cela, étrange

imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant

acéré, et me suis fendu les chair aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant

je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie

par ma propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui coulait avec abondance

des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment

le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que

mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. 

J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite

obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin,

l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de

l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des

prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel;

lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère

implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste

dirigé vers le ciel, comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement 

excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un remords cuisant en

même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations

vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur,

et attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour,

depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en

répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens commun, contre tout

ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les

enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors,

les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches; les

ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons; la peste, les maladies

diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas.

Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre;

rarement.  Tempêtes, sœurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas

la beauté; mer hypocrite, image de mon cœur; terre, au sein mystérieux; habitants

des sphères; univers entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que

j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes

forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement: on

meurt à moins.

(…)

 Chant premier (Strophe 5)

Les Champs de Maldoror, 

Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869

 

Du même auteur :

« Au clair de lalune, près de la mer...  » (24/09/2015)

« Vieil océan, ô grand célibataire… » (05/09/2016)

« O mathématiques sévères... » (16/05/2018)

« C’était une journée de printemps... » (16/05/2019)

« Les magasins de la rue Vivienne... » (16/05/2020)

 

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