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Des Paroles

 

     La vie n’est pas du tout ce que vous pouvez croire

Un ouvrage très simple où tout a son histoire.

     Elle est bien plus que sa mêlée et tout s’y voit

Et le mal et le bien sujets des mêmes lois.

     Chaque heure a sa couleur qui pour jamais s’efface

Sans plus que cet oiseau laisser d’elle une trace

Le souvenir en vain voudrait de ses couleurs

Réunir en un bouquet les diverses odeurs

Le souvenir ne peut que remuer les cendres

Lorsque dans le passé il espère descendre.

     Ne pensez pas qu’un jour il vous sera permis

De vous dire « je suis de moi – même l’ami »,

Et de faire avec vous faire la paix définitive

Vous resterez livrés à vos alternatives

Quand vous serez demain vous méconnaîtrez hier

Vous vous renierez avant qu’il  fasse clair.

     Les jours défunts tendront devant vous leurs images

Pour que vous y lisiez vos anciens outrages

Et ceux de l’avenir troubleront de leurs plaintes

Les beautés que pour vous le soir dolent a peintes.

     En voulant rassembler autour de votre cœur

Les sentiments épars dans les prés du malheur

Vous serez le berger sans son chien qui l’assiste

Vous ne saurez pas plus pourquoi vous êtes triste

Que vous ne saurez l’heure où naquit votre ennui.

     Las de chercher le jour, vous goûterez la nuit

Elle vous nourrira de ses vergers obscurs

Les arbres de la nuit ont des conseils plus sûrs

Que l’arbre de la Science où s’apprît le péché

Et que du sol maudit vous n’avez arraché.

     Quand vous verrez pâlir vos plus pénibles peines

Que vous respirerez de l’automne l’haleine

L’hiver viendra frapper de son puissant marteau

Vos précieux moments, les répandre en morceaux.

     Il vous faudra toujours vous levez de vos sièges

Gagnez d’autres chagrins, vous prendre à d’autres pièges.

     Les saisons tourneront dans leur cours embaumé

Solaire ou dévasté vous vous parfumerez

A leur passage tiède et vous ne saurez dire

Si vous avez souffert ou joui de sentir.

     Alors même que tout pour vous sera perdu

Il vous faudra reprendre un voyage éperdu

Vous avez tout quitté mais restez éligibles.

Et solitairement sans plus rien qui brille

Il vous faudra acquérir le pain quotidien

D’une existence dont il ne vous faut plus rien.

     On vous fera du mal vous voudrez vous défendre

Car vous ne saurez pas que vous devez dépendre

Des autres qui de vous  sont indignes autant

Que vous l’êtes de Dieu et quand viendra le temps

De déposer vos maux vous serez insensibles

Car leurs fardeaux avaient cessé d’être pénibles.

Que vous alliez par champ par ville ou par les mers

Vous garderez toujours des soucis les plus chers

Un grand soin il vous faudra songer à votre vie

Au lieu de la vivre ainsi qu’une partie

Ou le meilleur joueur est celui qui s’oublie

Et cessant de se voir voit ce qui le convie.

     Quand désormais lasser de vouloir contempler

Le parcours sinueux de vos jours étalés

Vous voudrez regagner le lieu de vos étables

Vous ne trouverez plus qu’un odeur détestable

Vos coursiers auront fui sous d’autres cavaliers

Pour les pays perdus des automnes rouillés.

     Comme une rose ardente au soleil de Septembre

Vous sentirez vos chairs s’affaisser de vos membres

De vous il restera moins qu’un rosier taillé

Et que le printemps guette afin de l’habiller.

     Si vous voulez aimer, vous ne saurez qui prendre

Afin que d’être aimé il y puisse prétendre ;

Il vous sera plus court de ne point désirer

Que vos cœurs tourmentés ils soient accaparés

     Quand le soir tombera sur vos chemins déserts

Vous n’aurez pas à craindre et direz « de quoi sert

De se faire du souci - advienne ce que vienne –

Qu’ainsi qu’un fruit le temps mes actions les cueille. »

     Vous voudrez retranchez de vous certaines parts

Que vous désapprouvez  voudrez faire la part

De ceci de cela donner à l’un la carrière

L’autre le consigner avec une barrière

Cet autre révolté deviendra monstre armé.

     Laissez-vous donc aimer tout ce que vous aimer

Acceptez-vous entier acceptez l’héritage

Dont vous êtes formés et transmis d’âge en âge

Jusqu’à votre entité. Restez mystérieux

Plutôt que d’être pur acceptez-vous nombreux.

     La vague héréditaire est plus que vous puissante

Ainsi que sur le sein reposant d’une amante

Par elle laissez- vous porter jusqu’aux confins

Où l’être s’abolit et renonce à ses fins.

     Il faut que tout en vous vive et se multiplie

Qu’importe la moisson et les épies qu’on lie

Vous êtes la moisson et non le moissonneur

Et de votre domaine un autre est laboureur.

     Quand vous verrez partie de votre adolescence

Tous les rêves déchus issus de votre enfance

Virginale élancée auprès des frais jasmins

Une fille adorable assemblant de ses mains

Le bouquet de l’amour sera dans votre mémoire

La dernière vision et la dernière histoire.

     Dès lors il vous faut vivre avec la chair en rut

La maudite passion fait retentir son luth

Au carrefour charmant dont le beau jour s’incline

Ainsi que dans la plaine expire la colline.

     La tacite beauté des espaces sacrés

Sera pour vous troublée et jamais vous n’aurez

Désormais cette paix que le cœur pieux donne

A l’âme sa sœur tendre en laquelle il résonne

L’inquiétude aura remis tout en question

Et vous serez sujets  aux plus folles actions.

     Et que tout se flétrisse au bord de nos journées !

Nul dieu n’en vient rêver de notre destinée.

     Les jours s’en vont et seul l’ennui ne s’en va pas

On dirait un chemin qui s’enfuit sous nos pas,

Dont l’horizon se change alors qu’à notre marche

Demeure la poussière ou la boue qui s’attachent.

     On a beau dire et faire agir et puis penser

On est le prisonnier de ce monde insensé.

     Les mols enchantements des premières années

Sont engrangés par l’expérience accréditée

Nos plus beaux souvenirs se changent en poison

L’oubli le pur oubli reste seul de saison.

     Quand près d’une fenêtre aborde la soirée,

Qui donc peut recevoir cette voile inclinée

Sans regretter le jour qui la porte en ses eaux.

Qu’il fusse  fait de joie ou comblé par les maux

Nous attachant à l’une et déplorant les autres

Regrettant les départs de tout ce qui fut nôtre

Et regrettant du jour tout ce qui l’a taché.

     Qui que tu sois ô homme à ne te point fâcher

De tout ce qui t’advient as-tu donc su l’apprendre

Quand tu touches enfin au moment de t’étendre

Comme un chacal puant le remords ne vient-il

Dévorer ton repos de son museau subtil

     … Quelque chose de doux, quelque chose de triste

Aux flancs des midis blêmes et réalistes

Vient tenir à notre âme un langage infini

Le rideau se soulève au vent d’après-midi

Et la journée s’effeuille avant que de s’éteindre

Et sa maturité semble déjà se plaindre

Au bord des couchants roux du vase approfondi

Qui doucement se creuse et lentement grandit

 

                                                                                       Edouard Archinard *

In Revue « Maintenant », N° 2, juillet 1913

* Edouard Archinard est un des pseudonymes utilisé par Arthur Cravan

 

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