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Le bar à poèmes
16 septembre 2014

Jean – Paul Hameury (1933 – 2009) : Ithaque et après (I)

AVT_Jean-Paul-Hameury_125[1]

Ithaque et après (I)

à Nikou

 

 

 

 

 

 

« Ithaque t’a donné le beau voyage :

sans elle, tu ne te serais pas mis en

route ...Elle n’a plus rien d’autre à

te donner »

Constantin CAVAFY

 

 

 

Sans bornes, Ithaque, dans ma mémoire

- gorge de loup entre vie et mort

où j’allais et venait sans crainte.

Et désormais semblable à un galet

semblable à ces galets qu’ailleurs,

pour abolir le temps, je lançais

distraitement sur les mers.

 

 

 

Tout est en ordre

dans ce royaume de moutons.

Les collines sont immobiles

l’herbe feint de frissonner

la mer est toujours la même.

 

Comme dans la chambre aveugle

et muette des morts, toute chose

ici semble à jamais protégée

des aléas du temps.

 

 

 

Le chien me reconnut.

Palpant ma chair à tâtons, les mains

de la servante me reconnurent.

Du prétendant que j’étais, Pénélope

exigea des preuves.

 

Avais-je donc tant changé

- ou s’était-il dissipé avec les ans

cet amour qu’on disait immortel ?

 

 

 

Au long des jours, je ressasse

chants de l’enfance et sentences

des sages, et toutes les paroles

de ceux qui furent rois.

Entre silence et oubli, je longe

les méandres des souvenirs.

 

Un jour, peut-être apparaîtra

enfin dans le blang aveuglant

des années futures un signe

que je saurai lire.

 

Il m’arriva d’être heureux

parmi les choses familières.

 

Autour de moi, en moi : les pins

les figuiers et les amandiers

et ces fleurs sauvages

dont jamais je ne sus le nom

- tout cela demeurant voué

à la terre, fidèlement.

 

Et c’était alors la même chose

que garder ou perdre, et la parole

ne disait rien d’autre que cela :

le monde est là pour toujours.

 

 

 

Il m’arriva d’accuser le sort

de me réduire à rien. Désormais

je sais qu’en ces instants

j’étais l’un de ceux

que je suis encore.

 

Lorsque cet hôte indésirable

revient frapper à ma porte

je l’accueille à ma table

et lui fait dresser un lit près de l’âtre.

 

 

 

Je croyais que seules

fatigue et peurs pouvaient

détourner du combat.

Depuis longtemps déjà

bien lourdes me semblent les lances.

 

J’aimerai qu’Hélène, parfois,

revienne s’asseoir à mes côtés.

Versant au cratère une drogue d’Egypte

elle ranimerait le passé.

 

Là-bas dans les vergers de Sparte

blanc et rose sans doute est le printemps

- mais Hélène, dans la pénombres

des chambres, compte ses rides.

 

 

 

J’aurai pu continuer à passer

de mer en mer, d’île en île,

perdre jusqu’au souvenir

des rivages et des ports

et oublier jusqu’à mon nom.

J’aurais pu comme les autres

devenir pourceau.

 

Mais je suis resté Ulysse

toujours et partout Ulysse

sans métamorphose.  Personne,

peut-être, à force de rester le même.

 

Les autres louent cette fidélité

eux dont l’âme changeante vole

ici et là sans cesse et qui,

à chaque instant, meurent et renaissent.

 

 

 

Ulysse est devenu un nom

qui ne m’appartient plus.

Je ne suis pas ce nom.

Je ne suis pas dans ce nom.

 

Je ne veux plus qu’une place étroite

parmi les bêtes de l’île. Que tous

ignorent en quelle absence

m’a transformé le passé.

 

 

 

Pendant vingt ans je n’eus à moi

que ruse, courage, espoir

et j’allais alors sans savoir

qu’Ithaque me serait rendue.

 

L’île me fut donc donnée deux fois

et m’appartient aussi sûrement

que mon corps et que ma mémoire.

Toutes chose me furent données

deux fois – même la mort le sera.

 

Lorsque le vent souffle du port, j’entends

le bruit des tolets, des rames,

des amphores roulées sur les quais,

j’entends les vagues contre le mur

où tremblent les algues. Et je songe

avec envie à ceux qui s’embarquent

- ils peuvent encore tout perdre.

 

Se pourrait-il que sous la terre

où seuls sont permis les regrets

soit accordée une fois encore à tous

la saveur âcre et douce de la peur ?

 

 

 

L’un des prétendants, peut-être,

aimait vraiment Pénélope.

Quand ma lance l’a frappé, j’ai poussé

un autre Ulysse aux enfers.

 

Si nos ombres se côtoient un jour

je lui dirait en mentant

que s’il me fallut le tuer

du moins je le fis sans haine.

 

 

 

Griffé par les Erynies, mon corps

reste fidèle à ce qui fut.

Chaque cicatrice me rappelle des mers,

des villes, des murailles, des visages

et des corps glorieux, des visages

et des corps mutilés, des larmes

mêlées aux eaux du Scamandre.

 

Les lèvres grises de ces plaies

par où s’en alla un peu de ma vie

disent encore la vie des vainqueurs.

Quant aux paroles des vaincus

j’en apprends peu à peu la langue.

 

 

 

Vingt ans d’errance et d’erreurs

m’auront appris que j’étais seul,

seul avec les autres, seuls eux aussi,

que mes espoirs et mes détresses

n’étaient pas plus soumis

aux dieux que les nuages.

 

Désormais je ne prie plus

personne. Ce qui m’advient

n’appartient qu’à moi.

 

 

 

Le temps ne passera plus.

J’ai demandé que soit détruits

clepsydres et sabliers, que soient brisée

l’aiguille des cadrans solaires.

 

Je ne désire plus qu’errer dans la patrie

sans bornes des exilés, dans les terres

du rien, avec les choses, les mots,

les compagnons lumineux d’autrefois.

 

 

 

Enfant courant au bord des falaises

je ne songeais qu’aux rives lointaines.

Je priais les dieux qu’ils m’accordent

ma part de risques. Je voulais oublier

les enclos, les toits, les troupeaux,

les chemins serviles,  les appentis

de paille et de miel. Je voulais

oublier ce monde où ombre

et lumière livraient des combats

dont l’issue était trop certaine.

 

 

 

Petite fille d’autrefois

toi qui gardais les chèvres

- si lointaine désormais.

Tes jambes dorées, depuis longtemps

ont quitté les chemins d’Ithaque

pour les noirs sentiers de l’Erèbe.

Tu as rejoint là-bas toutes celles

qui me rendirent la vie certaine

- près d’elles, près de toi,

j’ignorais la gloire et la mort.

Quand, à mon tour, j’irai

pour un exil sans fin

dans la brume des fleuves,

puissent nos ombres se croiser

et se reconnaître.

 

 

 

Pénélope dans mes bras demeura

longtemps une très jeune vierge.

 

Quand, dégrafant la fibule d’or,

j’écartais les pans du manteau

j’avais sous la main

une poignée de neige brûlante.

 

L’oreille posée sur son sein

j’entendais alors – très loin –

des rumeurs de vagues.

 

 

 

Sans doute ai-je erré trop longtemps

et passé de trop longues années

dans les îles où je n’étais

qu’un passant parmi d’autres.

 

Des chemins, des fièvres, lentement

on se déshabitue. Des vivants

se perd peu à peu l’usage.

Ce qui fut appris, répété, aimé,

peu à peu vous quitte, poussière

qu’on laisse après soi, et alors

il suffit d’un geste pour défaire

ce qui semblait devoir durer.

Ainsi s’efface le goût des choses

les plus simples : les soirs d’été

sous l’olivier, l’échine des lévriers,

l’odeur verte des pluies, la main tendre

des femmes, les visages, les voix, et ce pouvoir

d’imaginer que l’on pensait garder,

certain de toujours aimer

ce que le temps nous offrirait.

 

Je regarde encore venir vers moi

sur les chemins les étrangers,

mais l’œil ne cille plus,

mais le cœur reste muet.

Tous les mots ont déjà été dits.

Je ne sais plus donner ni prendre.

 

Une sagesse grise m’est venue.

Ainsi désormais ma vie : vague bruit

du vent dans les feuillages.

 

 

 

Si souvent les oiseaux me sauvèrent

que désormais je les contemple

non plus en chasseur avide

mais en hôte, frère mortel

promis aux mêmes tourments.

 

Le ciel de l’île est leur terre.

J’aime les voir y passer

sans laisser de traces.

 

D’eux, jamais, rien ne demeure.

Leur être, toujours, les pousse

vers un au-delà sans rives

où vents et nuages savent

ne garder mémoire de rien.

 

 

 

Je me souviens des années

où toute voix m’était proche

et d’emblée familière, où stables

étaient les choses dans la lumière,

où j’allais et venais

sans me heurter à rien.

Chemins et routes portaient

les pas vers d’autres seuils

et sans craint je frappais aux portes.

Sans me demander qui j’étais,

d’où je venais, on m’invitait

à prendre dans la salle commune

la place réservée à l’hôte de passage.

Et cette place était mienne

et les mots étaient miens.

 

Etranges aujourd’hui me semblent

les coutumes du pays natal.

Regards et voix me font mal

qui n’ont jamais vu le tout autre,

qui n’ont jamais été dépossédés.

J’ai beau tendre l’oreille et contempler

je ne perçois que murmures et gestes

incertains, écheveau de langues barbares.

 

 

 

Assis sur le banc de pierre, je regarde

les servantes aller et venir, j’entends

sur les dalles le pas de Pénélope.

Je compte les fleurs du prunier

s’envolant au vent.

 

La lueur des torches résineuses, le soir,

ne guide plus mes pas vers las chambres

des jeunes esclaves. J’ai souvenir de ces feux

- mais comment continuer à vivre ?

 

 

 

Ma fraîche épouse m’entrainait

au long des murets de pierre

cueillait les mûres des haies

et tenait constamment ma main.

Mais moi contemplant la mer

j’avais aux lèvres un goût de sang.

 

Le matin du départ, les grèves

étaient roses, et si vaste le ciel

qu’il semblait promettre d’autres vies

à ceux qui mourraient.

 

A mon retour, l’île n’était plus

qu’un brasier éteint. Le temps,

en mon absence, avait rongé

les arêtes vives, brouillé

couleurs et formes.

 

On finit ainsi peu à peu

par n’être plus qu’un arbre

aux racines étranges, privé

de terre et d’eau, vivant

on ne sait comment.

 

 

 

Je remercie le destin de m’avoir offert

la haine des dieux, la rage des ennemis,

les monstres sortis de mon âme,

de m’avoir donné pour compagnons

sur terre et dans l’abîme

tous ces morts qui me ressemblaient.

 

Je remercie le sort de m’avoir compté

double les ans, la mer de m’avoir dérobé

îles et ports, et la vie tout entière,

brouillant mes chemins,

de m’avoir brûlé de regrets.

 

Au temps, je suis reconnaissant

d’avoir dispersé mes désirs en cendres,

de m’avoir ôté une à une

les graines d’espoir, d’avoir fait

d’un guerrier cette ombre divagante

- tache sur le sol si vite rongée.

 

Je ne sais qui remercie de m’avoir

laissé mémoire de ces plaies,

de savoir de loin en loin

pleurer encore.

 

 

 

Pendant tout un temps il y eut cela :

le cliquetis des armes entassées

sous les bancs, la mer barattée

par les rames, le siège d’une ville

lointaine, des morts, une victoire,

un nouveau départ, maints naufrages

des femmes prises, parfois aimées,

toujours quittées, des années d’exil,

et puis enfin la terre natale.

Il y eut cela une fois

- ensuite, plus rien.

 

Je vois autour de moi les enfants

grandir, impatients de porter les armes,

priant les dieux de les jeter dans la discorde.

Ils ne savent donc pas que la guerre

de Troie a déjà eu lieu.

- qu’il n’y a jamais qu’une guerre de Troie.

 

 

 

L’aurore nous accompagna longtemps,

puis la nuit, avec les ans,

s’installa en nous.

Les morts troyens, alors, se mirent

à ressembler aux nôtres

et les vents chaque soir

nous apportaient l’odeur

des jasmins de l’Hellade.

Sur les grèves humides

glissait le reflet des nuages

où se dessinaient des visages

- inatteignables.

 

J’aurais pu périr là-bas, pourrir

sous un soleil indifférent.

Que resterait-il du vaillant Ulysse ?

Quelques os parmi d’autres os.

 

J’aurais pu connaître une mort

misérable, mais me voici visage ridé,

mains tremblantes, et fatigué de boire

le vin aigre des survivants.

 

Je ne demande pas la mort lumineuse

d’Achille. J’espérais simplement

que me seraient offertes d’autre Hélènes

à délivrer, d’autres Troies à combattre,

une dernière Ithaque à perdre.

 

Maintes fois le destin

faillit briser mon fil.

Désormais, j’entends jour et nuit

le fuseau s’enrouler sans bruit.

 

Plus d’orages, plus d’éclairs,

seulement la paix des grèves désertes.

 

Lorsqu’un aigle frappé par la foudre

tombera du ciel à mes pieds

je me coucherai, consentant,

dans un lit de ténèbres.

 

 

 

Je suis allé sans le vouloir

aux bords extrêmes du monde

sans le savoir au fond de moi-même.

Là-bas m’ont quitté une à une

les ombres qui me protégeaient

quand, devant moi, se dressait

l’insoutenable. Alors elles posaient

leurs petites mains fraîches

sur mon visage, voilaient mes yeux,

guidaient mes pas dans de douces ténèbres.

Ainsi aveuglé je crus longtemps

en moi, en mes actes, je crus

que justes étaient les dieux

et harmonieux le monde.

Désormais, entre le soleil et moi

- rien. La lumière s’est décomposée.

Ithaque, les vivants, les morts

ne sont que ce qu’ils sont.

 

 

 

Lorsque j’entendis les Sirènes

une porte tourna sur ses gonds.

J’aperçus des terres sans nom

où, ayant tout ce qu’on peut avoir,

et sachant tout ce qu’on peut savoir

j’aurai pu néanmoins être heureux.

 

J’ai repris maintes fois la mer.

Je n’ai pu retrouver les prairies

en fleurs près desquelles veillent

les immortels offrant aux hommes

privés de terre cette liqueur douce-amère

- et la joie, et la mort.

 

 

 

Dans les nuits de tempête, je monte

sur les falaises et reste là

dans l’ombre, oreille tendue vers la mer.

 

Mais les Sirènes demeurent lointaines.

Etrangères leur sont les côtes d’Ithaque.

Leurs mers et leurs secrets

n’ensemencent que ma mémoire.

 

Il me suffit de fermer les yeux

pour que renaissent leurs chants

- et mes mains tremblent alors

et je dois encore m’accrocher au banc.

 

Mais ce fut là sans doute

mon pauvre destin

- d’avoir toujours trouvé

un mât où m’attacher.

...............................................

Ithaque et après.

Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 1993

 

 

Du même auteur : 

Ithaque et après (II) (08/01/2020)

« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021) 

L’Obscur (08/01/2022)

Passages (08/01/2023)

L’Autre Rive (08/01/2024)

 

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