Bernard Delvaille (1931 – 2006) : « J’ai laissé tant d’amour dans les villes d’Europe… »
A William Cliff
J'ai laissé tant d'amour dans les villes d'Europe
que je ne sais plus bien si j'ai aimé un jour
un visage un regard un sourire une épaule ou vos rues
villes vos rues à l'heure froide où je suis seul
rentrant au long des parcs des quais sous les brouillards
Quelle était la couleur de ses yeux je ne sais plus
son nom pour moi déjà celui que j'ai donné à d'autres
mon amour mon enfant mon salaud ma mésange
ou le nom d'une rue entrevu dans les branches
J'ai vu tomber des soirs tout pareils Où était-ce
peut-être à l'heure où s'allument les réverbères
de la Schwarzenberg Platz lorsque le ciel bleu fané
ne s'obscurcit pas encore dans ces Vienne vert pâle
où s'alanguit le soir sous les acacias clairs
Le Vienna Intercontinental dresse ses beautés Scandinaves
et ses fenêtres a giorno sur le jardin public
et la Sankt Paul Kirche brille dans le ciel d'opale
Le Danube est trop loin comme une enfance enfuie
Je pense à vous ce soir comme on pense à soi-même
à sa propre chair à ses désirs à ses limites
Fenêtres ou retours sur tout ce temps perdu
cartes de restaurants melons glacés homards
vins hongrois qui vous blessent et ces regards
sournois et ces trains qui manœuvrent
Le bar est d'acajou de tapis rouges
les toits verts les jardins les jets d'eau
et tous ces soirs de ma solitude européenne
Je ne sais plus ton nom l'odeur non plus de ta poitrine
J'ai besoin d'oublier cet amour dérisoire
ce long chemin dans la clarté qui se consume
l'odeur des tilleuls déchirante
pour moi cette aube bleue entre les nuages
Il n'est plus temps de veiller ton sommeil
soir de juin solitaire et rouge
Les roses de mon île ont séché dans la nuit
Quand les trains crient dans la fumée de la fatigue
tu te souviens des nuits des camélias de feu
mais quelle nuit dans quelle ville et quel était
l'amour cette nuit-là de bordel de sauna
ou d'alcools de fumées de poppers de sirènes
sur les quais de Lübeck un soir de pluie
ou à Hambourg une nuit jaune au Tiergarten
quand les péniches de charbon glissent
aux canaux aux bassins fleuris de géraniums
ou bien sur les remparts d'Edimbourg en septembre
à Malmö dans les couloirs de l'hôtel Beau Rivage à Lausanne
et j'ai perdu le long d'un remblai couleur de myrtilles
dans un bosquet de ronces où chavirait la nuit
ton nom tes yeux jusqu'à l'identité de mon exil
et à Dublin à Monaco dans le murmure
des tamarins à Stockholm au camp des soldats
du roi à Copenhague où sont les bateaux blancs
au Café Intime et à Aarhus où l'hôtel couvre la nuit
et les départs à Toulon derrière l'Opéra
et à Lisbonne où les garçons ont les yeux tristes
et le ventre doré comme les sardines
Alicante Estoril Amsterdam où je suivais au long des eaux
et des oiseaux un marin entrevu dans un bar
dans l'odeur de la marijuana et des tulipes
à Côme au monastère à Zandvoort dans le bruit des motos
et j'oublie Londres Londres Londres
et tellement ailleurs que je ne sais plus je ne sais plus
Ah donnez-moi Christopher Street un soir de neige
et les quais de New York les camions la police
les cow-boys enchaînés au regard de bière chaude
et les ombres portées des chevaux de la mort descendant vers le fleuve
Mais je n'ai pour domaine qu'un long regard perdu
sous les verrières des gares une valise aux feux de balisage des aéroports bleus et verts
Ô solitude je n’ai qu’une clef de chambre d’hôtel
dans ma poche Je rentrerai très lentement
Poëmes (1951 – 1981),
Editions Seghers, 1982
Du même auteur :
Amsterdam – Rembrandtsplein (13/10/2016)
Elégie (13/10/2017)