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Prière de paix

 

A Georges et Claude POMPIDOU

« … Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris »

I.

 

Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je T’offre comme un ciboire de

   souffrances

Au commencement de la Grande Année, au soleil de Ta paix sur les toits

   neigeux de Paris

- Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l’Orient

   jaune, sur les bords de l’Océan Pacifique que violent tempêtes et haines

Je sais bien que ce sang est la libation printanière dont les Grands Publicains

   depuis septante années engraissent les terres d’Empire

Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus Toi l’arbre de douleur, mais

   au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée

Et son bras droit s’étend sur mon pays, et son côté gauche ombre l’Amérique

Et son cœur est Haïti cher, Haïti qui osa proclamer l’Homme en face du

   Tyran

Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans et pourtant

   respirante

Laisse-moi Te dire Seigneur, sa prière de paix et de pardon.

 

II.

 

Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche !

Et il est vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumières elle a jeté la

   bave et les abois de ses molosses sur mes terres

Et les chrétiens, abjurant Ta lumière et la mansuétude de Ton cœur

On éclairé leurs bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talbés, déporté

   mes docteurs et mes maîtres-de-science.

Leur poudre a croulé dans l’éclair la fierté des tatas et des collines

Et leurs boulets ont traversé les reins d’empires vastes comme le jour clair,

   de la Corne de l’Occident jusqu’à l’Horizon oriental

Et comme des terrains de chasse, ils ont incendié les bois intangibles, tirant

   Ancêtres et génies par leur barbe paisible.

Et ils ont fait de leur mystère la distraction dominicale de bourgeois

   somnambules.

Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes

   princes des adjudants

De mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple

   un peuple de prolétaires.

Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes

   enfants comme à des éléphants sauvages.

Et ils les ont dressés à coups de chicotte, et ils ont fait d’eux les mains noires

   de ceux dont les mains étaient blanches.

Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils

   dans les maladreries de leurs navires

Qui en ont supprimé deux cents millions.

Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire parmi la forêt de mes nuits et la

   savane de mes jours.

Seigneur la glace de mes yeux s’embue

Et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que

   j’avais cru mort…

 

III.

 

Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin, et je veux prier

   singulièrement pour la France.

Seigneur, parmi  les nations blanches, place la France à la droite du Père.

Oh ! je sais bien qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants

   comme un brigand du Nord des boeufs, pour engraisser ses terre à cannes

   et coton, car la sueur nègre est fumier.

Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans mes villages bleus, qu’elle a

   dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant

   un os

Qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-

   desseins. 

Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine

   par les sentiers obliques

Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la

   main droite et de la main gauche enlève la moitié.

Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose

   l’occupation si gravement

Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en

   mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire

Qui est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires

Et de ma Mésopotamie, de mon  Congo, ils ont fait un grand cimetière sous

   le soleil blanc.

 

IV.

 

Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce

   masque de petitesse et de haine sur le visage de la France 

Ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine – mais je peux

   bien haïr le Mal 

Car j’ai une grande faiblesse pour la France.

Bénis de peuple garrotté qui par deux fois sut libérer ses mains et osa

   proclamer l’avènement des pauvres à la royauté

Qui fit des esclaves du jour des hommes libres égaux fraternels

Bénis ce peuple qui m’a apporté Ta Bonne Nouvelle, Seigneur, et ouvert mes

   paupières lourdes à la lumière de la foi.

Il a ouvert mon cœur à  la connaissance du monde, me montrant l’arc-en-ciel

   des visages neufs de mes frères.

Je vous salue mes frères : toi Mohamed Ben Abdallah, toi Razafymahatratra,

   et puis toi là-bas Pham-Manh-Tuong, vous des mers pacifiques et vous des

   forêts enchantées

Je vous salue tous d’une cœur catholique.

Ah ! je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme

   gibier et   fait un grand carnage d’images pieuses.

Et pourtant on aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à

   Ton ciel l’échelle de Jacob

La lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui

   préfigurent le soleil.

Je sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et

   pactisé avec l’or des banquiers 

Mais il faut qu’il y ait des traîtres et des imbéciles.

 

V.

 

O bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque

   et a peine à le reconnaître

Qui Te cherche parmi le froid, parmi la faim qui lui rongent os et entrailles

Et la fiancée pleure sa viduité, et le jeune homme voit sa jeunesse cambriolée

Et la femme lamente oh ! l’œil absent de son mari, et la mère cherche le rêve

de son  enfant dans les gravats.

O bénis ce peuple qui rompt ses liens, bénis ce peuple aux abois qui fait front

   à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires. 

Et avec lui tous les peuples d’Europe, tous les peuples d’Asie tous les

   peuples d’Afrique et tous les peuples d’Amérique

Qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces millions de vagues, vois

   les têtes houleuses de mon peuple.

Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de

   mains fraternelles.

DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX.

Paris, janvier 1945.

 

Hosties noires,

Le Seuil, 1945

 

Du même auteur :

L'Absente (13/07/2015)

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