Partir
Nous partons pour nous éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l’autre versant
du matin. Nous partons à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter
nos alphabets. Pour charger l’adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l’horizon,
déchirant nos destins, éparpillant leurs pages avant de tomber, quelquefois, sur notre
propre histoire dans d’autres livres.
Nous partons vers des destinées inconnues. Pour dire à ceux que nous avons
croisés que nous reviendrons vers eux et que nous referons connaissance. Nous
partons pour apprendre la langue des arbres qui, eux, ne partent guère. Pour lustrer
le tintement des cloches dans les vallées saintes. À la recherche de dieux plus
miséricordieux. Pour retirer aux étrangers le masque de l’exil. Pour confier aux
passants que nous sommes, nous aussi, des passants, et que notre séjour est
éphémère dans la mémoire et dans l’oubli. Loin des mères qui allument les cierges
et réduisent la couche du temps à chaque fois qu’elles lèvent les mains vers le ciel.
Nous partons pour ne pas voir vieillir nos parents et ne pas lire leurs jours sur
leur visage. Nous partons dans la distraction de vies gaspillées d’avance. Nous
partons pour annoncer à ceux que nous aimons que nous aimons toujours, que
notre émerveillement est plus fort que la distance et que les exils sont aussi
doux et frais que les patries. Nous partons pour que, de retour chez nous un
jour, nous nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout
où nous sommes.
Nous partons pour abolir la nuance entre air et air, eau et eau, ciel et enfer.
Riant du temps, nous contemplons désormais l’immensité. Devant nous,
comme des enfants dissipés, les vagues sautillent pendant que la mer file entre
deux bateaux. L’un en partance, l’autre en papier dans la main d’un petit.
Nous partons comme les clowns qui s’en vont de village en village,
emmenant les animaux qui donnent aux enfants leur première leçon d’ennui.
Nous partons pour tromper la mort, la laissant nous poursuivre de lieu en
lieu. Et nous continueront de faire ainsi jusqu’à nous perdre, jusqu’à ne plus
nous retrouver nous-mêmes là où nous allons, afin que jamais personne ne
nous retrouve.
Traduction de l'arabe de Nabil el - Hazan
Mirage, Edition José Corti, 2004
Du même auteur :
Planète (11/07/2015)
« On tue pour manger… » (11/07/2016)
Dis-moi, aube (11/07/2017)