Maurice Henry (1907 – 1984) : « Il n'y a plus rien ici-bas… »
«… Il n'y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies.
De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade lisse
des murs, ou s'enchevêtrent dans les épines. Si j'étends le bras, je renverse
un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges à loups,
des tessons de bouteilles ou des rails en saillie, je tombe et voilà mon
front qui saigne. Des obstacles, toujours.
« Les cris que je jette n'émeuvent personne. Je suis égaré dans la
forêt de l'indifférence; je voudrais m'arracher les cheveux, que je
m'exposerais aux sarcasmes des hommes. J'ai mal, vous dis-je, j'ai
mal à tout mon grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair
est coriace et les coups que je reçois y laissent des morceaux
d'arcs-en-ciel douloureux. Le monde est trop petit, je heurte le plafond,
je heurte les murs, je ne vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent,
et mon crâne qui sonne comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient !
«Moi, j'admire les hommes: les orties leur rongent les mains, et ils
acceptent cela comme unefatalité.Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs de me
savoir vivant.
« Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent
immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m'enlaidissent!
Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme
mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s'empare de mon
esprit sans boussole. Je n'entends plus les paroles des hommes, je ne vois
plus qu'un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des
billes noires; le silence n'est plus maître de moi, mes nerfs se tendent
comme des rayons de lumière. La Révolte.
« La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants flottent
au-dessus du sol; les voiles des navires se ternissent parmi les vagues de sel.
Le ciel tombe lentement, comme un rideau de théâtre. C'est une nuit zébrée
de grondements et d'éclairs, pleine de gonflements et de bruits. Le fer et
le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des torrents de sang lourd
comme le plomb.
« Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles, les
chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridicules et
se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible et triomphant.
Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon rire se fige
dans l'éternité...
« Je me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol, que
d'admirables ailes s'attachent à moi pour m'aider à échapper à ces démons.
J'ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des plumes
blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je vais
être divin
Discours du révolté, Le Gand Jeu, N°1, Eté 1928
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