Plus particulièrement : qu’est-ce qu’un lieu ?
Qu’est-ce qui fait qu’en un lieu comme celui dont j'ai parlé au début de ce livre,
on ait dressé un temple,transformé en chapelle plus tard : sinon la présence
d’une source et le sentiment obscur d’y avoir trouvé un« centre » ? Delphes
était dit « l’ombilic du monde » en ce sens, et dans les années de son égarement
visionnaire, Hölderlin s’est souvenu de ces mots pour les appliquer à Francfort
où il avait aimé Diotima.Une figure se crée dans ces lieux, expression d’une
ordonnance. On cesse, enfin, d’être désorienté. Sans pouvoir l’expliquer
entièrement ou le prouver, on éprouve une impression semblable à celle que
donnent les grandes architectures; il y a de nouveau communication, équilibre
entre la gauche et la droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas.
Murmurante plutôt qu’éclatante, une harmonie se laisse percevoir. Alors, on
n’a plus envie de quitter cet endroit, de faire le moindre mouvement ; on est
contraint, ou plutôt porté aurecueillement. Cet enclos de murs effrités où
poussent des chênes, que traverse quelquefois un lapin sauvage ou une
perdrix, ne serait-ce pas notre église ? Nous y entrons plus volontiers que
dans les autres, où l’air manque et où, loin denous enflammer, l’on nous
sermonne. Il nous arrive souvent aussi de penser que, sans un monde
ordonné tout entiercomme ces lieux, nonseulement nous aurions accepté,
l’eût–il fallu, de nous risquer,de succomber, mais que ce sacrifice, dans
ce monde-là, ne nous eût pas paru tel. Derrière les grands moments de
civilisation, cet ordre général disparaît. Or la vie, la création deviennent
d’autant plus difficile que cet ordre s’affaiblitdavantage.Quand le centre
s’éparpille, se dérobe ou s’efface, une tension se produit chez
les meilleurs, et les plus grandes œuvres, jetées dans le tumulte, ou le vide,
prennent quelque chose de grimaçant, d’atroceou simplement d’excessif.
Les monstres surgissent aux confins, jamais au centre. D’abord se manifestent
la nostalgie, la mélancolie, lerêve ; puis viennent le désespoir, le délire,
la révolte ; à la fin, ne serait-ce pas l'indifférence et le mutisme ? On peut
le supposer, le craindre.
Paysages avec figures absentes,
Editions Gallimard, 1976
Du même auteur :
« Toute fleur n’est que de la nuit…. » (27/06/2015)
Oiseaux invisibles (27/06/2016)
Parler (03/07/2017)
« Dis encore cela... » (03/07/2018)
A la lumière d’hiver (03/07/2019)
Monde (03/07/2020)
Autres chants (03/07/2021)
Leçons (03/07/2022)