Michel Leiris (1901 – 1990) : Liquidation
Liquidation
Eveillé seul — sans route, bagage, campements, bêtes de selle ou de charge — dans
la savane aigre de ma nuit.
Plus de chambre, d'air, de lueur, de temps — et pas de possibilité de fuite
lunaire.
Grand mât sans signe ni oriflamme, — mentule fragile (à peine encore
vivante),haute colonne à cannelures en rides amères plantées au centre de
mon lit (ô neige! lait cristallin des douleurs...), je gis au pied de ce jet
dédaigneux, moi qui tiens dans mes caisses, mes poches, mes mains, ma
tête tant de drogues clandestines et d'artifices défendus, parmi lesquels
la science infuse de tuer dans l'œuf tout mien plaisir.
*
Aux portes d'une ville lointaine (étuves, soukhs, casernes, remparts,
prisons) rêve à rêve on a soldé le bric-à-brac de mon enfance :
un théâtre miniature, de fer blanc peint en rose (j'ignore quelles actions
futiles ou tragiques se perpétraient dans cet infime palais, astre doyen
d'une constellation de jouets);
« La Biche au Bois » surnageant — en plein déluge vocal — dans la corolle
du pavillon de phonographe;
le cauchemar cannibale, en forme de loup ou de cheval de fiacre;
l'ours pelucheux et criard, mandragore jaune, en cape d'étoffe rouge à
soutaches;
Buffalo Bill — rifle en main, tout satin noir et grande rose sur l'échiné —
près de la diligence que des Indiens attaquent;
l'éveil viril (un jour d'été, dans une clairière banlieusarde) au spectacle
d'enfants pauvres — filles et garçons — grimpant pieds nus aux arbres;
la courtisane dévêtue pour l'orgie solitaire, quand les draps — marâtres
sans entrailles — étouffent entre leurs bras mouillés l'essor déchirant
des semences;
sur la chaise de paille, après la meurtrissure des genoux dans la cage
du confessionnal,l'aire nocturne du sabbat où des fillestournent dos à dos,
en ronde et les cheveux défaits;
l'image de Dieu fixée — des minutes ou des siècles — à vains regards
braqués au plafond de l'église, car jamais le simulacre ne s'anime —
ni même ses paupièresbattent — par avènement souterrain de miracle;kl
l'hostie livide, trop large pour le gosier, mais qui coule jusqu'au ventre,
par grâce du Saint-Esprit, comme les dons de Noël (peu importe leur
échelle I quelquefois un navire tout gréé...) dégringolent— flamboyants
ex-voto — à travers les cheminées.
*
Et d'autres merveilles moins antiques, produits d'une main plus rusée —
si l'on veut, plus savante — :
les boissons rares — tonnerres douceâtres — captives du poing qui lance
en dés les éclairs de diamant;
l'amitié équivoque de femmes jamais touchées (brume émoliente,
perfide climat);
les arbres lourds qu'on dit plantés en terre mais qui prennent aussi bien
racines dans le ciel;
l'onde intime propagée par chaque geste et chaque parole;
les chaînes orales groupant vocables et concepts en infinies séries
dont chaque maillon cristallise un univers autour de lui;
les idées dormant sans nom au ciel de notre esprit;
la vie cimetière d'étoiles;
la herse ardente des paysages;
la grandeur de l'homme qui se tue sur un coup de hasard;
le mystère latent des coquilles d'œufs brisées;
l'opacité des murs, l'éclat du bouton de porte, les pulsations du révolté;
l'obscure transmutation des éléments déliés;
la jonction des corps séparés par le miroir des mots;
les fleuves de travail, les montagnes de machines;
les nuages imitateurs de mer, les papillons plagiaires de fleurs;
la main gantée des équipages somptueux;
la gare des têtes;
l'épaule nue des maisons;
la bouche peinte — dents humides — des chauds hôtels meublés;
l'arc-en-ciel des richesses;
l'âge vaincu par le voyage;
la façon dont les faces et les choses s'interposent entre l'X et les
yeux pour vous boucher le vide (vide du cœur);
l'amour qu'on fait comme un chapelet qu'on dit pendant l'orage;
l'amour magique aux baisers anonymes (pure contrainte du monde);
l'amour comète à chevelure fulgurante;
l'amour payé;
l'amour tout simple;
le fantôme tropical en toge blanche de déesse...
O monde! tout est vendu... Les boutiques puantes ont dégorgé une foule
homicide sur le port. Les trafiquants ont égrené, de sable en sable, la litanie
des caravanes.
Perche à gauler les crânes, poteau totem, arbre généalogique paré du haut
en bas d'une lignée de tortures ancestrales, dans la chambre au squelette
dépouillé — murailles, plancher et toit fondus — l'amère colonne du cœur
se dresse, mentule sans joie l'enrobant d'oriflammes...
*
Quelque part, un matin de ce siècle, j'ai lu qu'en Angleterre il y a cent ans
on enterrait les suicidés de nuit, à une intersection de routes, le corps couché
à même la fosse — au centre de la chaussée — et couvert de chaux vive.
Failles (1924- 1934),
in Haut mal, Editions Gallimard, 1943
Du même auteur :
Les veilleurs de Londres(25/06/2015)
Léna (25/06/2016)
Présages (08/07/2017)
Hymne (08/07/2018)
Les pythonisses (08/07/2019)
Le fer et la rouille (08/07/2020)
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Avare (08/07/2022)
La Néréide de la mer Rouge (08/07/2023)