Raymond-Queneau[1]

 

 

 

Quand nous pénétrerons la gueule de travers

dans l’empire des morts
 

avecque nos verrues nos poux et nos cancers

comme en ont tous les morts
 

lorsque narine close on ira dans la terre

rejoindre tous les morts
 

après dégustation de pompe funéraire

qui asperge les morts
 

quand la canine molle on mordra la poussière

que font les os des morts
 

des bouchons dans l’oreille et le bec dans la bière

abreuvoir pour les morts
 

et le cerveau mité un peu genre gruyère

apanage des morts
 

quand le chose flétri les machines précaires

guère baisent les morts
 

et le dos tout voûté la charpente angulaire

peu souples sont les morts
 

nous irons retrouver le cafard mortuaire

qui grignote les morts
 

charriant notre cercueil vers notre cimetière

où bougonnent les morts
 

lorsque le monde aura marmonné ses prières

qui rassurent les morts
 

et remis notre cause ès dossiers de notaires

ce qui forclôt les morts
 

distribuant nos argents comme nos inventaires

nos défroques de morts
 

aux vifs qui comme nous enrhumés éternuèrent

se mouchent plus les morts
 

alors il nous faudra lugubres lampadaires

s’éteindre comme morts
 

et brusquement boucler le cercle élémentaire

qui nous agrège aux morts
 

il nous faudra brûler nos volontés dernières

à la flamme des morts
 

et récapituler d’une façon scolaire

nos souvenirs de morts
 

tu te revois enfant tu souris à la terre

qui recouvre les morts
 

et tu souris au ciel toit bleu du luminaire

l’oublient vite les morts
 

tu souris à l’espace irrité de la mer

qui engloutit les morts
 

et tu souris au feu le bon incendiaire

qui combure les morts
 

on te sourit à toi c’est ton papa ta mère

maintenant simples morts
 

de même que tontons cousins chats et grands-pères

ne sais-tu qu’ils sont morts
 

et le bon chien Arthur le caniche Prosper

ouah ouah qu’ils font les morts
 

et non moins décédés les glavieux magisters

de ton temps déjà morts


et non moins macchabés le boucher l’épicière

une cité de morts
 
puis te voilà jeune homme et tu vas à la guerre

où foisonnent les morts
 

après tu te maries ensuite tu es père

procréant futurs morts
 

tu as un bon métier tu vis et tu prospères

en profitant des morts
 
te voilà bedonnant tu grisonnes gros père

tu exècres les morts
 

puis c’est la maladie et puis c’est la misère

tu t’inquiètes des morts
 

toussant et tremblotant tout doux tu dégénères

tu ressembles aux morts
 

jusqu’au jour où foutu la gueule de travers

plongeant parmi les morts
 

essayant d’agripper la sensation première

qui n’est pas pour les morts
 

désireux d’oublier le vocable arbitraire

qui désigne les morts
 

tu veux revivre enfin la mémoire plénière

qui t’éloigne des morts
 

louable effort ! juste tâche ! conscience exemplaire

dont sourient les morts car
 

toujours l’instant fatal viendra pour nous distraire

 

L'instant fatal,

Editions Gallimard, 1948

 

Du même auteur :

« Si tu t’imagines … » (21/05/2015)

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